Poings serrés, bras tendus en direction du sol, le visage crispé dans un cri de révolte, ce manifestant a le corps légèrement penché en avant comme s’il projetait son cri jusqu’au sommet de l’État. Derrière lui, le feu qui s’empare d’un kiosque donne de l’écho à sa colère. Le cliché est en noir et blanc, pourtant il ne fait aucun doute qu’il porte un gilet jaune. L’exposition débute par cette interpellation silencieuse, ce cri figé dans les bains de révélateur.
La série de photographies de Maya Paules(1) s’intitule « Diemocratie », une contraction de Die — mourir en anglais — et Démocratie. Mais elle aurait tout aussi bien pu s’appeler « Une si longue nuit nous précédait », du nom d’une de ses précédentes séries(2). Cette nuit qui n’en finit pas de tomber. Cette nuit factice faite de particules lacrymogènes. Cette nuit tirée toujours trop tôt comme un rideau sur le jour, avant le coucher du soleil, et qui ponctue les manifestations secouant le pays depuis plus d’un an. Cette nuit qui symbolise la lutte, la résistance et de laquelle chacun de ses partisans attend la lumière. Cette nuit que l’État diffuse pour nous disperser. Mais dans cette nuit, il y a des témoins armés d’appareils photo qui osent encore faire face aux lanceurs de balles de défense. Et parmi le flot intarissable d’images de la contestation dont l’enchaînement stroboscopiques pourraient endormir notre sensibilité, il y a encore de la place pour d’autres regards. Des regards qui figent et transportent, des regards qui témoignent et font silence. Comme celui de Maya Paules.
Ces 14 clichés accrochés aux murs du bar Le Cactus jusqu’à la fin du mois de janvier, est une petite sélection parmi tous ceux capturés au cours de nombreuses manifestations à travers toute la France. Dans « Diemocratie », il n’est pas seulement question d’une reconquête de nos droits aux prix des larmes et de la suffocation ; ni seulement d’une République qui fait de ses citoyens des fantômes. Il y est question de notre nature solidaire et enjouée, du dépassement de nos limites, d’un abandon total à une cause aussi bien que d’une quête rageuse de justice.
Soudain un visage à bout, un autre à bout portant. Que l’on imagine seulement l’artiste sur le terrain, parmi les bruits et la fureur, évitant les grenades assourdissantes, les pluie de palets crachant leur fumée toxique, et les yeux parfois embués derrière les lunettes de protection, la respiration filtrée par un masque à gaz. Il lui faut encore se placer, jauger la source de lumière, cadrer net ou à l’aveugle et enfin déclencher. Il lui faut penser son regard sans manquer celui de l’autre. Et de ce déploiement téméraire, qui fait se confronter l’artiste à ses peurs, surgira un instantané qui, peut-être, trahira au mieux le ressenti de l’action, l’intensité du moment. Je dis peut-être parce qu’elle n’a pas d’image témoin de sa prise, elle capture au Rolleiflex.
Les incursions de lumière se mêlent aux reflets du soleil pour se frayer un chemin dans les nuages toxiques. Certains cadrages chavirent avec la ligne d’horizon, d’autres prennent des symboles de la République en ligne de mire derrière des nuages de fumée. C’est l’accident au sens d’incertitude qui intéresse Maya dans la photographie. L’idée de ne pas tout maîtriser. Que la vérité ne s’appréhende pas totalement, qu’il lui reste une part inaliénable. Et c’est justement dans ce qui échappe au photographe que se loge la grâce. Quand les incertitudes de la prise de vue et de la chimie se mêlent aux hasards de la lutte.
Si l’État fait de ses citoyens des fantômes, alors le photographe devient le corps du manifestant. Et sa main sur le déclencheur n’est pas le reflet d’une mise à distance mais plutôt d’une main qui accompagne. Les mots de Franz Kafka en témoignent : « L’art est comme la prière, une main tendue dans l’obscurité, qui veut saisir une part de grâce pour se muer en une main qui donne.(3) »
Derrière tout ça, de la grâce, oui. Comme s’il y avait un pas de danse jusque dans l’affrontement. Comme si le fait d’arriver au bord du gouffre, là, dans la rue, devant tout le monde, nous faisait toucher l’intime. Comme si le chaos était finalement bien orchestré. Et si ce n’est pas de la grâce, alors ça ressemble à quelque chose qu’on n’oubliera pas, qui ne s’effacera pas.
(1) Mayapaules.fr et hanslucas.com/mpaules/photo
(2) Exposition Itsasoan – dans la mer. Résidence de création dans le village de Guéthary au Pays-Basque et exposée à l’Espace Saint-Cyprien en 2019 (Toulouse).
(3) Citation de Franz Kafka extraite de Conversations avec Kafka, de Gustav Janouch, 1951.
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire
Le Cactus