Don Juan aux Chorégies : et oui pari réussi !
Il ne va pas de soi de donner un opéra mozartien dans le vaste théâtre antique d’Orange. Aujourd’hui un retour à l’orchestre sur instruments d’époques et la recherche d’un format vocal plus naturel, proche de ce que Mozart a connu, apporte des solutions intéressantes. Le risque était grand d’une démesure fatale à l’esprit et à la lettre de ce bijoux du duo Da Ponte-Mozart. De même les attendus du public, ou d’une partie, visant à cantonner l’œuvre dans son XVIII ième poudré, n’était pas compatible avec la vaste scène. Tout de go je dirai que je n‘ai pas été déçu et que j’ai passé une excellente soirée en compagnie du Don Juan de Mozart et Da Ponte. Car l’esprit était là. Un Don Juan noir, cruel, adepte de l’amour vache, voir un tantinet serial killer. Erwin Schrott est le Don Juan de notre époque et toutes les meilleurs scènes du monde se l’arrachent. Voix sombre, ronde capable de toutes les nuances. Chanteur parfait, diseur subtil. Acteur carnassier, volubile, très mobile. Certain de son charme, bien réel il en use avec art. Il ira à la mort à vive allure sans trembler. Habits noirs intemporels, en chemise, c’est le corps qui s’offre ainsi sans aucun besoin de costume, et quel acteur ce Schrott !
C’est le contraire pour les autres personnages qui débutent l’opéra en costumes anciens. Dames en robes à panier, Ottavio en habit de la cour madrilène, villageois endimanchés façon ethnique. Certes les époques se télescopent et les voitures, le Taxi de Leporello et le 4/4 noir du commandeur, surprennent le public. Et oui le visage de l’aristocratie mondiale a changé, aujourd’hui financière pure, autrefois de droit divin, mais rien n’a changé, les puissants abusent de tout et de tous sans scrupules.
Les personnages sont donc tous bien campés. Par ordre d’entrée en scène Leporello est le chauffeur de taxi, en blouson bonnet vissé sur la tête, pleutre et veule à souhait.
Le commandeur, le faiseur d’affaire, ou banquier, a la joie des solutions expéditives et la gâchette facile. Le couple Donna Anna et Don Ottavio est d’abord «grande manière de la cour d’Espagne » à la Velasquez pour évoluer vers une modernité très intéressante. Don Ottavio a une évolution très rarement accordée à ce personnage qui ce soir prend une véritable dimension virile et le couple est un vrai couple.
Elvire est une grande dame dominée par son cœur et son corps, mais qui lutte pour sa dignité et le salut de son amour. C’est un très beau personnage qui évolue aussi finement. Zerline et Masetto de paysans ethniques vont vers la simplicité des gens qui demandent peu à la vie et que la proximité des puissants a failli briser totalement. Avec tout cela, certains oseront se plaindre de la mise en scène !
Personnellement j’ai vu les vrais personnages de Da Ponte et Mozart. Le décor est habilement fait sur le mur par des projections, non seulement très belles, mais à forte charge symbolique. Le sang sur le mur, les vagues d’une plage dans la recherche de pureté, les fenêtres, balcons, tombeaux sont suggérés habilement. L’un des effets les plus puissants est la désagrégation des murs lorsque l’esprit vacille. L’épisode des masques en calèche avec un cheval qui reste tranquille de justesse est très beau (bravo aux dresseurs présents sur scène qui calment l’animal). Les costumes rutilants pour le chœur durant la fête habillent agréablement la vaste scène.
Les voitures qui font crisser les pneus, outre le sacré entraînement qu’il a fallu, auraient certainement amusé le Mozart farceur que l’on connait. Le travail de mise en scène de Davide Livermore est très intéressant, habile et fidèle à l’esprit d’un Don Juan noir qui cherche à se distraire à tout prix. Les lumières complexes d’Antonio Castro sont intimement liées aux projections de D-Work. Les costumes se voient de loin dans de belles couleurs.
Pour réussir un Don Juan il faut un bon orchestre et surtout un chef avec une vison. L’Orchestre de l’opéra national de Lyon a été magnifique. Parfaitement équilibré pour sonner sans couvrir les voix jamais. Précis, réactifs, avec de beaux timbres, de très belles couleurs des bois, chaque instrumentiste a été parfait. Les timbales incarnant le drame même. La direction de Frédéric Chaslin est admirable de tenue dramatique. Tout avance, à vive allure. Les airs dans des tempi retenus sont comme une diffraction émotionnelle, certains en deviennent magiques. Frédéric Chaslin dirige par coeur, il a des yeux partout. Il met en valeur chaque détail tout en maintenant un drame continuellement renouvelé. Chaque final a eu la précision horlogère attendue. Le drame est partout dans cette direction. L’ouverture et le final avec le Commandeur sont de grands moments. Pour animer les personnages, il faut des images vocales précises. Les voix sont toutes de stature semblable et emplissent bien la vastitude du théâtre antique, ce n’est pas rien. Erwin Schrott domine de son charisme tant scénique que vocal tout le team.
Son Leporello, Adrian Sâmpetrean, est son double, juste un cran en dessous. Ce dernier a eu un peu de mal avec le tempo à certains moments. La Donna Anna de Mariangela Sicilia a de la vaillance et conduit admirablement sa voix. De même Zerlina, Annalisa Stroppa et Masetto, Igor Bakan ne déméritent pas. Le Commandeur d’Alexeï Tikhomirov manque de puissance et est trop fort lorsque sa voix est amplifiée. C’est le personnage le plus falot, mais c’est crédible scéniquement dans cette mise en scène. Il reste à décrire les deux chanteurs qui se hissent sans peine à la hauteur de perfection du Don Juan de Schrott et ce n’est pas peu dire. L’ Ottavio de Stanislas de Barbeyrac est inoubliable.
Voix splendide, timbre viril, conduite du souffle parfaite, nuances incroyables pour des reprise pianissimo extatiques. Bel acteur, le jeux de scène permet de rendre au personnage sa vraie noblesse, celui qui croit en la justice des hommes, la convoque et qui aime profondément sa fiancée ; son « crudel» au dernier acte est un celui d’ un amoureux vraiment blessé. Il a peaufiné son personnage à Paris, New-York et Munich ! Et il connaît l’acoustique du théâtre antique. Il a donc osé des pianisssimi tendres et émouvants à la fois et une reprise sur le souffle de grande école. Le public lui a fait un succès personnel retentissant bien mérité. Il est probablement le Don Ottavio de sa génération.
Le pari de distribuer Karine Dehay dans Elvire n’allait pas de soi. Il est d’usage de distribuer plutôt une soprano qu’une mezzo-soprano en Elvira. C’est une véritable révélation. Elle aussi pourrait être l’Elvira de sa génération. Timbre somptueux, égalité sur toute la tessiture, souffle long, passion contenue qui explose, personnage qui évolue et qui devient une amoureuse magnifique en sa douleur et sa peur pour l’aimé. Elle aussi a bénéficié d’applaudissements nourris après son « Mi tradi… ».
Ces deux chanteurs français rejoignent le Don Juan de l’époque, un Erwin Schrott diablement séduisant. Schrott inoubliable l’an dernier en Méphistophélès et ce soir en Don Juan.
Le chœur n’a pas un grand rôle mais apporte beaucoup de vie dans le drame très sombre ce soir . Il a été parfait en proportion et en qualité vocale comme scénique. Les costumes clinquants et lumineux étaient très bien venus. Il a donc été possible de donner un Don Juan excellent dans le vaste théâtre, chef, orchestre, solistes, choeurs, mise en scène, aspects visuels, tout a fonctionné de concert pour tendre au public un miroir sur la question cruciale du moment comme jamais : chercher la liberté, mais pour quoi faire ? Courir à l’abîme en connaissance de cause ??
Compte rendu, opéra. Chorégies d’Orange 2019. Théâtre Antique. Le 6 août 2019. Wolfgand Amadeus Mozart ( 1756-1791) : Don Juan, Drama Giocoso en 2 actes, livret de Lorenzo da Ponte, d’après Giovanni Bertati ; Création : Prague, au Gräflich Nostitzsches Nationaltheater, le 29 octobre 1787. Coproduction avec le Festival de Macerata ; Mise en scène, Davide Livermore ; Décors : Davide Livermore ; Costumes, Stéphanie Putegnat ; Eclairages, Antonio Castro ; Vidèos, D-Wok ; Avec : Don Giovanni, Erwin Schrott ; Leporello, Adrian Sâmpetrean ; Donna Anna, Mariangela Sicilia ; Donna Elvira, Karine Deshayes ; Don Ottavio, Stanislas de Barbeyrac ; Zerlina, Annalisa Stroppa ; Masetto, Igor Bakan ; Le Commandeur, Alexeï Tikhomirov ; Chœurs des Opéras d’Avignon et de Monte-Carlo , coordination chorale : Stefano Visconti ; Continuo, Mathieu Pordoy ; Orchestre de l’Opéra de Lyon ; Direction musicale, Frédéric Chaslin.
Chronique publiée sur Classiquenews.com