Leto, un film de Kirill Serebrennikov
Assigné à résidence à Moscou, le réalisateur a terminé le montage de son dernier opus depuis son appartement juste à temps pour envoyer à Cannes cet hymne à la liberté créatrice en même temps qu’un violent réquisitoire contre le régime en place. Fulgurant !
Tourné dans un noir et blanc de toute beauté, Leto (Eté en russe) nous plonge dans une Leningrad qui ne s’attend pas à la Perestroïka (1985/1991) de Mikhaïl Gorbatchev. Et encore moins au retour de son nom historique en 1992 : Saint Pétersbourg. Pour l’heure, débuts des années 80, la ville vit sous le joug d’un Parti qui se refuse à toute influence étrangère, y compris en matière artistique. Mais la radio fait son œuvre et les vinyles de T. Rex, Lou Reed et autres David Bowie s’échangent sous le manteau et deviennent de véritables objets cultes.
Une seule salle accepte d’entendre cette nouvelle musique, le Leningrad Rock Club, en après-midi, une petite salle mal équipée et sous la surveillance permanente des apparatchiks du Régime, interdisant toute effusion. C’est là que se produit, cadenassé par la censure, le groupe Zoopark et son leader, Mike Naoumenko. Ils rêvent de liberté individuelle et créatrice, s’abandonnant par moments à des trips alcoolisés et joyeux sur les bords de la Baltique. Mike va être interpellé par Viktor Tsoï, fondateur du groupe Kino. Un brin plus jeune, Viktor lui demande de l’auditionner. C’est le coup de foudre. Mike comprend rapidement le potentiel de ce chanteur. Il va devenir son Pygmalion, peaufiner ses compositions, ses arrangements, n’hésitant pas une seconde à voler à son secours sur scène armé de sa guitare lorsqu’il le voit en difficulté. Il ira même plus loin, concédant une idylle entre sa femme et Viktor. Ce film est un mini biopic de ces deux icônes du rock russe. Mini car le réalisateur se concentre sur leur rencontre et l’explosion de Kino alors que Zoopark est dépassé. Kirill Serebrennikov aurait pu aller rapidement jusqu’au bout de leur vie, car Mike meurt à 36 ans dans des circonstances qui demeurent inexpliquées et Viktor à 28 ans dans un accident de voiture… Mais là n’est pas le sujet du film.
Le réalisateur conjugue plutôt deux thèmes, celui de la folle envie de vivre libre et celui de la répression sociale et culturelle. Il ne fait pas l’économie d’envolées baroques sur des thèmes tournés sous forme plus ou moins animée, surlignant des personnages de grands traits blancs, puis annonçant, à l’ancienne, que ce que l’on vient de voir est pur fantasme et ne s’est pas passé. Filmant au plus près la misère des quartiers paumés de Leningrad, le cinéaste trace en premier lieu un portrait enthousiaste de cette jeunesse avide de faire un bond en avant, cherchant dans les riffs de leurs guitares le sésame d’un avenir meilleur, plus lumineux, plus ouvert, plus fraternel. En creux et ne nous y trompons pas, ce film est un panorama glaçant de la Russie contemporaine dont Kirill Serebrennikov est l’une des victimes expiatoires sacrifiées sur l’autel d’une épouvantable marche en arrière. Roman Bilyk (Mike) et Teo Yoo (Viktor) sont au cœur d’un formidable casting dont on devine aisément l’engagement. Le souffle de la liberté devient ici un véritable ouragan. A voir absolument !
Robert Pénavayre
Leto – Réalisateur : Kirill Serebrennikov – Avec : Roman Bilyk, Teo Yoo…
Kirill Serebrennikov – Victime du conservatisme poutinien
Médaillé d’or pour ses études secondaires, le jeune Kirill, fils d’un urologue et d’une enseignante, est aussi petit-fils d’un réalisateur de films documentaires. En 1993, il a 23 ans, il sort diplômé en sciences physiques de l’Université de Rostov. Ses études scientifiques ne l’ont pas empêché de débuter une carrière de metteur en scène de théâtre puis de cinéma. Tout va bien pour cet artiste jusqu’en 2013. Alors qu’il s’apprête à tourner un Tchaïkovski, les premiers problèmes avec l’Etat font leur apparition. Ce film ne verra pas le jour. Rien ne s’arrange vraiment pour ce réalisateur qui sera arrêté en plein plateau de tournage de Leto et assigné à résidence à Moscou, sous l’accusation de détournement de fonds publics. En novembre 2017, le Tribunal fait saisir l’appartement, la voiture et les comptes en banque de Kirill Serebrennikov…