Depuis les apéro-spectacles du Grand Rond en mars dernier, on l’attendait : le comédien Olivier Jeannelle lève le coude au bar du Théâtre du Pavé et nous sert un « Au bout du comptoir, la mer ! » qui a du corps.
Serge Valletti aime les personnages hauts en couleurs, mythomanes, excessifs mais dont le flot de paroles flamboyantes dans lequel ils s’enroulent vient surtout masquer leurs fissures et leur immense solitude. Ce sont des êtres à la dérive qui tiennent debout par la force de leur imaginaire. Parfois, certains comédiens attendent plusieurs années avant de jouer l’un de ces personnages vallettiens pour atteindre une certaine maturité – comme les bons whiskys ! – le temps de façonner leur rôle de vécu, d’expérience de vie et de métier. C’est ce qu’a fait Olivier Jeannelle, fin prêt aujourd’hui, de son propre aveu, à se glisser dans le personnage de Monsieur Stéphane dans « Au bout du comptoir, la mer ! ».
Depuis 1986, ce monologue se joue souvent en forme déambulatoire, dans les bars et les salles de restaurants, à la fois pour son dispositif léger et nomade et pour sa proximité avec un auditoire jouant son propre rôle de clientèle potentielle d’un établissement. L’établissement en question est un petit casino d’une station balnéaire un peu désuète. Et Monsieur Stéphane, un animateur de cabaret-spectacle, un comédien en mal de reconnaissance, qui fait son numéro entre une troupe d’acrobates de Montolivet et un ventriloque « sans chic » auquel il voue une haine féroce – effet de miroir, on le devine. Seul, au bar du casino, éclusant verre de whisky sur verre de whisky, Monsieur Stéphane se souvient : l’enfance, la mer, le cirque, la légion étrangère… Il se livre et se rêve : Las Vegas, les plateaux de cinéma, la publication d’un « roman autobiographique », des prix littéraires à la clef, des désirs de peinture, de numéro de « comique télépathique muet » (si ! si !)…
On retient souvent de la langue de Serge Valletti son comique et son exubérance, mais c’est oublier sa profondeur et son tragique. Si les êtres dépeints par l’auteur marseillais parlent en boucle, multipliant les digressions, c’est avant tout pour ne pas sombrer dans le gouffre de la folie au bord duquel ils se tiennent en équilibre fragile. Olivier Jeannelle a opté pour la forme en bar, « sous le Pavé », et trouve là de quoi jouer avec les paires d’yeux et d’oreilles qui accueillent les confidences exaltées par l’alcool de Monsieur Stéphane. Assumant et défendant pleinement l’hommage de ce monologue féroce et magnifique aux artistes anonymes qui « se voyaient déjà en haut de l’affiche mais à qui l’on n’a jamais accordé de chance » – comme le chantait Aznavour – il met au service de son personnage, toute son empathie pour les « beautiful loosers ». Il sait avec jubilation arpenter les divagations mythomanes de ce funambule des mots, cheminant de propos acrimonieux d’artiste raté en évocations lointaines d’enfant émerveillé au souvenir d’un acrobate sur un lampadaire. Il sait avec tendresse faire affleurer sous le cynisme et la colère, la mélancolie, l’amertume et les regrets d’un cœur désabusé par les trop nombreux renoncements et désillusions.
Par la puissance de la parole, Monsieur Stéphane réinvente le monde, le démultipliant « comme une boucle sans fin qui ne s’arrêterait jamais » et d’où surgirait… un autre spectacle. Car un jour viendra, il leur montrera qu’il a du talent…
Une chronique de Sarah Authesserre pour Radio Radio
Théâtre du Pavé
A Bout du Comptoir,la Mer ! • Cie Le Bruit des Gens
du 6 au 10 novembre 2018
photo 1 : © Carine Saux
photo 2 : © Babel Team