Cold War de Paweł Pawlikowski (2018)
Titre original : Zimna wojna
Voilà ce que j’ai vu. Le souffle chaud d’une vie amoureuse rythmée par les froids battements de paupières de l’Histoire. J’ai vu cette Guerre Froide qui tombe comme une nuit anonyme et sans limite, et qui tente d’avaler le souffle de deux amants. Il n’y a pas de couleur : juste du blanc et du noir. Juste l’Histoire aveugle et froide, bruyante et sans pitié, dans laquelle le souffle chaud de Zula et Wiktor lutte pour s’y frayer un chemin.
Tout commence par une quête aux confins de la Pologne d’après-guerre. Wiktor, orchestrateur, tente de former une chorale et l’aventure le mène à la jeune Zula. Elle me rappelle Lara du Docteur Jivago. Alors que je m’efforce d’oublier les couleurs du film de David Lean, seul demeure le soleil dans le chevelure de Lara, l’amour de Youri Jivago. Elle est sur l’écran, portée par sa petite chanson éponyme, de retour de son exil forcé en Mongolie. Elle m’est revenue là, par une douce réminiscence, dans cette salle, en la personne de Zula. Non pas comme sa sœur, sa fille, mais elle-même, plus jeune. Elle a troqué sa chanson, pour un air du folklore polonais. Son arrogance, son aplomb et son éclatante beauté achève de précipiter le cœur de Wiktor hors du temps. Celui de Zula ne tarde pas à le rejoindre.
De cette passion naissante naît le désir de fuir le régime stalinien, corset invisible d’une union qui ne demande qu’à vivre au grand jour. Il leur faut soumettre cet amour à l’épreuve d’un vent de liberté, celui qui souffle à l’Ouest. Alors que la Guerre Froide divise le monde en deux, la tentation d’un ailleurs vierge de toutes règles, préjugés ou tabous brûle en eux. Leurs regards pointent en direction de cet autre modèle de société, celui où tout est possible. Le Beau ne peut avoir de guide. Il doit s’ériger de lui-même, s’épanouir sans contrainte comme l’amour de Zula et Wiktor.
L’occasion de passer de l’autre côté, de se glisser sous le rideau de fer leur est offerte lorsque la chorale se rend à Berlin. Et ce qui est évident pour Wiktor à l’aune de ses privations et du carcan dans lequel s’asphyxie son talent et son désir de création, ne l’est pas autant pour Zula qui touche du doigt le succès. Pour elle, tout devient possible dès maintenant, même à l’Est, et son jeune âge, son frêle halo de conscience ne l’éclaire pas suffisamment pour la prémunir contre les tenailles souterraines du régime.
Plus tard, elle se rendra compte. Plus tard elle tentera de rattraper la chance qu’elle n’a pas saisie et le temps perdu. En allant plus vite, à l’image de cette danse éperdue, jusqu’à l’épuisement, dans ce cabaret parisien, sur la musique endiablée de Bill Haley & His Comets, Rock Around The Clock. Puis elle tentera de colmater les fissures du temps ; après la danse, le chant. Mais presser cet amour dans un vinyle n’a aucun sens, car il dépasse tout, il n’a pas de limite. Et même si le disque qui naît de cet amour touche au sublime, ce n’est pas encore suffisant. Il ne dit pas l’infini qui les transporte. Il reste froid, creux, atone et ne rend pas justice à l’indicible chaleur de cette passion qui ose narguer les abîmes de l’Histoire. Le souffle de Zula et Wiktor ne souffre aucune porte, leur lumière perce les ténèbres d’où qu’elles viennent.
Toutes ces scènes paraissent figées dans un bain photographique alors qu’elles s’écrivent devant moi. J’ai vu la grâce des instantanés, la lumière découper des émotions, des ambiances, des lieux. Le blanc taille dans le noir : les grandes salles de concert, les caves, les mansardes, les appartements cossus, les bagnes, les terres abandonnées. La lumière, associée à la musique, rythme tout : tournée, fuite, errance et prison ne faisaient qu’un. À tel point que la narration se passe du superflu pour offrir une densité à leur histoire. Quelques écrans noirs elliptiques font le vide pour chapitrer leur vie, tourner les pages, et conduire le couple jusqu’à un édifice religieux abandonné, en ruine, source d’un possible salut.
J’ai vu Les Amants de Louis Malle, La Notte de Michelangelo Antonioni, Eva de Joseph Losey, Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais, je les ai vus et reconnus hier soir, devant Cold War. Non comme un hommage mais en résonance, dans l’amour de l’art. J’étais à nouveau profane devant cette œuvre. Il me semblait ne rien connaitre de tous ces films et malgré tout, l’émotion de chacun d’eux me revenait en mémoire. J’avais vingt ans à nouveau et je découvrais qu’il était possible de tout dire par l’image. Et plus encore, de vivre un amour sans borne, à l’abri des aiguilles d’une horloge quelconque.
Pour finir, j’ai vu Zula et Wiktor sortir du cadre à la recherche d’un ultime point de vue comme si la quête du beau n’en finissait pas. J’ai vu tout cela et pourtant il me faut le revoir. Le revoir comme si je n’avais rien vu.
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire