Compte rendu Opéra. Toulouse. Théâtre du Capitole, le 3 octobre 2017. D’Albert : Tiefland. Nouvelle production. Walter Sutcliffe, mise en scène. Claus Peter Flor, direction musicale.
Après une fin de saison enthousiasmante avec un Prophète de Meyerbeer aussi réussie que rare, encensée par le public comme la presse, voici un début de saison courageux et victorieux qui fera date. Le Tiefland d‘Eugen D’Albert est un opéra que comme beaucoup je ne connaissais pas vraiment. Son existence notée par le fait qu’il figurait dans la liste des opéras que Maria Callas avait chantés à Athènes avant sa carrière internationale. Puis un vague extrait, car il n’y a pas d’air à proprement parler ici, dans un disque de Martha Mödl. Ces deux tragédiennes de génie s’étaient donc intéressées au rôle de Marta. Depuis sa création en 1903, cet opéra est toutefois donné régulièrement dans les maisons d‘opéra allemandes même si c’est de moins en moins souvent. C’est dire si l’amateur d’opéra attendait avec impatience cette résurrection.
Magistral, fulgurant Tiefland au Capitole
Et bien ! Tout est allé au delà de mes rêves même s’ils étaient vastes. La partition d’Eugen D’Albert est incroyable de richesse et de puissance. L’orchestre conduit tout le drame, chante, souffre, séduit, torture, envoûte ; il meurtrit l’âme autant qu’il porte l’espoir. Le style de la partition n’est pas post romantique, ni moderniste, il est sans complexes ni concessions capable de tout, absolument tout. La manière de E. D’Albert est inconnue et proche à la fois. Quelque chose entre un opéra qui aurait été composé par Brahms, ou une symphonie fleuve avec voie inventée par Puccini… Il faut plusieurs écoutes pour percevoir derrière la touffeur harmonique, le lyrisme des instruments de l’orchestre, pour comprendre comment les voix sont posées sur l’orchestre, enchâssées en lui, suprêmement supérieures et précieuses, non pas en raison de la voix chantée, et fortissimo souvent, mais du texte dit. Car ce qui frappe c’est le nombre de mots, la rareté des répétitions qui font de ce livret d’opéra quelque chose d’incroyable. Sans en avoir l’air, D’Albert a peut être enfin su lier texte et musique de manière entièrement satisfaisante pour la première tragédie en musique crédible. Cette définition inattendue me paraît plus juste que l’habituel vérisme à l’allemande qui ne me satisfait pas du tout pour Tiefland. Il s’agit donc d’une partition merveilleuse et complexe mais surtout il y a dans cet opéra des personnages archétypaux d’une vérité psychologique tout à fait inhabituelle.
Les voix exigées, nous l’avons dit doivent être intelligibles sur toute la tessiture et soutenir un orchestre d’une rare puissance. Il faut donc pour les trois rôles principaux des voix de format wagnérien avec une lumière italienne pour passer l’orchestre. Le Capitole a trouvé trois artistes parfaits pour les terribles rôles. Prise de rôle dangereuse et terrible pour la soprano et le ténor. Ils ont osé car le Capitole leur a permis de larges conditions de répétitions. Nikolai Schukoff est Pedro. Beau, jeune, vif, il chante et joue comme un dieu. Lui qui a été un Lohengrin et un Parsifal inoubliables, il pourra devenir le Tristan de demain. Il trouve dans ce rôle archétypal une vérité totale. La voix est belle, droite et saine. Son chant est habité et puissant, porteur de belles émotions. Il darde des aigus victorieux mais surtout projette les mots avec force sur toute sa large tessiture. Le medium et le grave de la voix ont un grain des plus nobles avec des harmoniques d’une richesse incroyable. Le jeu d’acteur est rare car juste et émouvant.
La Marta de Meagan Miller arrive vocalement et scéniquement sur les sommets habités par son partenaire. Un peu moins à l’aise dans les mots que son collègue autrichien, la cantatrice américaine a une voix solaire et sonore. D’une homogénéité totale, sans vibrato et capable de nuances extrêmes. Ses fortisimmi de terreur à la fin de l’opéra sont fulgurants, les piani murmurés dans les confidences sont bouleversants. Le jeu scénique est admirable, l’évolution en 24h de cette femme terrorisée et soumise jusqu’à demander la mort en une passionaria de vie et d’amour est une belle réussite. Le grand méchant Sebastiano, le maître, est pervers à souhait avec la voix et le jeu de Markus Brück qui fait une composition remarquable. Ce personnage, maître du monde, est installé dans les bas-fonds de l’âme humaine à ce niveau plus bas que la bête qui elle ne fait pas le mal pour le plaisir. C’est faire injure au loup et trop d’honneur à ce condensé de perversité que de les apparier. Voix de baryton sonore à la diction limpide et à la puissance souveraine, Markus Brück est idéal en Sebastiano. La viscosité sale dont il est capable auprès de Marta qu’il prétend aimer, le mépris et la morgue qu’il jette à la figure des autres avec un jeu puissant face à la noblesse de Tommaso, sa bassesse dans le combat final avec Pedro, tout ne fait que monter la haine contre lui. Sa mort est une libération.
Les autres rôles sont parfaitement tenus avec une grande tendresse pour la voix très prometteuse de Anna Schoeck en Nuri. Le chœur est pour une fois plus vrai et agréable à voir qu’à entendre, un peu dépassé par les exigences d’écriture inhabituelles et sans le lyrisme habituel des chœurs d’opéras.
La direction de Claus Peter Flor est est à nouveau admirable. C’est déjà lui qui avait su magnifier Meyerbeer le mal aimé dans le Prophète in loco en juin 2017. Il insuffle le style de cette musique complexe à l’orchestre qui ne se laisse toutefois pas assez conduire vers l’énergie et la souplesse qui émanent de sa direction. Sans fléchir, Claus Peter Flor tient tout le drame et le fait avancer inexorablement. L’orchestre rend hommage à la belle partition mais manque un peu d’aisance pour une fois car le style ne lui est pas familier. Il est probable qu’en jouant d’avantage cette musique, il sera encore meilleur (nous avons entendu la deuxième représentation). La mise en scène, les décors et les costumes font un tout d’une rare cohérence.
Nous avons dit combien le jeu d’acteur est plein de vérité et d’émotions. Walter Sutcliffe suit le texte avec une rare précision. Les rapports entre les personnages et avec la foule sont vrais et forts. Les costumes modernes sont beaux et intelligents. Colorés comme pour faire oublier que tous sont des morts-vivants face à la tyrannie sociale. Le premier décor quasi cinématographique situe les hauteurs dans un cadre symbolisé plus qu’idéalisé. La solitude choisie de Pedro n’est certainement pas paradisiaque. Dans la minéralité du décor, la montagne n’est pas si avenante. Le bas fond de l’âme de Sebastiano et qu’il impose à ses proches, correspond admirablement à ce terreau glauque de minoterie avec sa cuisine crasseuse et ses chambres suggérées à l’arrière dans une pauvreté illustrant la misère sexuelle imposé à Marta.
L’ensemble de la scénographie souligne combien les rapports entre l’intemporalité de certaines zones et la modernité d’autres ne vont pas d’évidence depuis toujours, aujourd’hui comme autrefois. La fable de l’agnelle, du loup et du berger est crédible. Pedro en homme de justice et de courage tue le loup qui tente de lui ravir sa brebis. Mais je l’ai dit, c’est trop d’honneur pour Sebastiano, image intemporelle des puissants qui méprisent l’humain et font de l’abaissement et de la souffrance de l’autre, leur délice. Marta fait le chemin immense de la captivité morale, sociale et sexuelle, vers la découverte du vrai amour. Celui qui choisit, désire, donne, libère et fait grandir. Sous nos yeux, elle a failli y renoncer, affolée par la pureté de l’amour de Pedro, elle lui a demandé la mort. La justesse de ces personnages et leur intemporalité sont une merveille.
Eugen D’Albert a écrit un chef d’œuvre que le Capitole a su réanimer avec respect et force. France musique a capté cette production et la diffusera dans ses soirées à l’Opéra. Un début de saison mémorable et prometteur au Capitole. Un trio de chanteurs que nous espérons revoir. En Tosca, Siegfried, Tristan ? Vite !
Compte rendu Opéra. Toulouse. Théâtre du Capitole, le 3 octobre 2017. Eugen D’Albert (1864-1932) : Tiefland, Opéra en trois actes avec prologue ; Livret de Rudolf Lothar d’après la pièce de Terra Baixa d’Àngel Guimerà ; Création le 15 novembre 1903 au Théâtre allemand de Prague ; Nouvelle production ; Walter Sutcliffe, mise en scène ; Kaspar Glarner, décors et costumes ; Bernd Purkrabek, lumières ; Avec : Nikolai Schukoff, Pedro ; Meagan Miller, Marta ; Markus Brück, Sebastiano ; Scott Wilde, Tommaso ; Orhan Yildiz, Moruccio ; Anna Schoeck, Nuri ; Paul Kaufmann, Nando ; Jolana Slavikova, Pepa ; Sofia Pavone, Antonia ; Anna Destraël, Rosalia ; Orchestre national du Capitole ; Chœur du Capitole, Alfonso Caiani direction ; Claus Peter Flor, direction musicale.
Photo : © P.Nin / Capitole de Toulouse 2017