Entretien avec Tiago Rodrigues qui met en scène “Antoine et Cléopâtre” au Théâtre Sorano et ”The way she dies” au Théâtre Garonne.
Après Emma Bovary (1), vous vous êtes intéressé à l’héroïne de Tolstoï, Anna Karénine — dont on dit qu’elle est l’anti Emma Bovary — pour écrire “The way she dies”. Que représente pour vous cette figure féminine autrement transgressive mais tout aussi tragique ?
> Tiago Rodrigues : « Même si j’ai fait d’autres pièces après “Madame Bovary”, il me semblait évident qu’“Anna Karénine” constituait l’étape suivante. Je me suis convaincu de m’attaquer à ce roman, non pas pour l’irresponsabilité que représentait cette tâche — quoique l’irresponsabilité m’attire toujours beaucoup comme réécrire Shakespeare, ou écrire “Bovary” en France avec des acteurs français pour un public français! — mais parce que je souhaitais débattre avec Franck Vercruyssen et Jolente de Keersmaeker de Tg Stan et Isabel Abreu et Pedro Gil, les deux comédiens portugais, sur des questions intime, romantique, politique et stylistique que soulève le roman de Tolstoï. C’est comme décider d’un repas quand on connaît déjà les invités! Les projets de théâtre commencent toujours ainsi pour moi : par les gens qui seront là pour dîner, et après on voit… J’ai rencontré Franck et Jolente en 1997, quand j’étais étudiant dans mon école de théâtre à Lisbonne. Ensuite, j’ai fait mon chemin dans la mise en scène, le jeu, l’écriture… et puis, vingt ans après, me retrouver à écrire pour la première fois pour eux, c’est comme une histoire de contamination mutuelle. Mais c’est surtout, je pense, la célébration d’une histoire humaine. Quand on jouera la première de “The way she dies” au Théâtre Garonne, cela fera vingt ans qu’on se connaît! Cela ne signifie rien pour les spectateurs qui verront la pièce mais ce compagnonnage a beaucoup influencé l’écriture de “The way she dies”. Nous allons discuter ensemble des mêmes sujets qui nous préoccupaient en 1997 quand nous travaillions sur Büchner, Tchekhov, Sophocle, Cocteau et Anouilh (“Les Antigones”) : principalement de cette recherche radicale d’amour et de félicité présente aussi chez les personnages de “Bovary” et “Antoine et Cléopâtre”. L’idée de ne pas se contenter du petit lambeau de félicité que veut bien nous concéder la vie, comme le dit Antigone, mais de vouloir tout de la vie, je la trouve incroyablement forte et politique aujourd’hui. Politique parce que c’est elle qui nous conduit à participer en tant que citoyen à la vie de l’autre, notre voisin. D’autre part, dans ma pièce “Par cœur”, je citais beaucoup Georges Steiner à qui j’ai envoyé des lettres restées sans réponses. Grace à Laure Adler, j’ai pu rencontrer Georges Steiner à Cambridge. Nous avons passé des heures à débattre sur “Anna Karénine” et “Madame Bovary”. Moi, j’étais pour Flaubert et lui pour Tolstoï. Je défendais la perfection et l’économie stylistiques chez le romancier français. Steiner n’était pas du tout d’accord. Pour lui, Flaubert c’est “petit” alors que Tolstoï c’est large! Mais moi justement, c’est ce que j’aime chez lui : son regard clinique sur son petit pays, cette Normandie sévère. Tolstoï lui parle d’une Russie immense, il parle du monde. Après ma conversation avec Steiner, j’ai oublié toute mon arrogance envers Tolstoï et j’ai relu “Anna Karénine”. Il se trouve que c’est le livre préféré de beaucoup de personnes impliquées dans le projet de “The way she dies”. Le sujet d’Anna Karénine devenait vraiment inévitable! Mais j’avoue que je suis beaucoup plus effrayé par mon travail de “réécriture” de Tolstoï que de Flaubert! »
Quelle a été l’empreinte de Tg Stan dans votre parcours et votre pratique du théâtre, en tant que comédien, dramaturge et metteur en scène ?
« Quand j’ai rencontré Tg Stan, j’étais en première année au Conservatoire de théâtre à Lisbonne. J’étais très malheureux dans cette école autant que mon école était très malheureuse avec moi! Je me demandais si j’allais vraiment continuer à faire du théâtre… Mais quand j’ai découvert le collectif Tg Stan et sa liberté, son humanité sur scène, son sens du collectif, sa pensée en perpétuel mouvement, cette façon de se remettre sans cesse en question, tout a été bouleversé chez moi! Et alors je me suis “Ok! Si c’est ça le théâtre, j’adore le théâtre! Et c’est ce que je veux faire!”. Suite à un petit exercice que j’avais présenté au conservatoire, les Tg Stan m’ont invité à faire une création avec eux. J’ai donc quitté l’école. J’ai beaucoup appris en tournée avec eux, en observant non seulement leur travail mais aussi celui d’autres compagnies proches de Tg Stan. Cette tournée de six mois en Europe a été vraiment formatrice : j’ai découvert des dizaines et des dizaines de spectacles de compagnies que je ne connaissais pas, à Berlin, Oslo, Paris, Bruxelles. J’ai travaillé avec les Tg Stan et d’autres compagnies et j’ai créé mes propres pièces sans cesser d’être dans la recherche ; j’ai écrit pour le cinéma et la télévision, j’ai joué beaucoup, partout, et surtout, j’ai pris peu à peu conscience que mon approche du théâtre était basée sur le travail de comédien. J’écris et je mets en scène toujours du point de vue du comédien. »
“Antoine et Cléopâtre” propose une vision de l’amour encore différente de celle présente dans “Madame Bovary” ou “Anna Karénine”. S’agit-il d’un amour politique ?
« Il s’agit surtout d’un amour entre politiciens. À l’inverse de Roméo et Juliette, Antoine et Cléopâtre ne sont pas des ados irresponsables qui ne se connaissent pas, entraînant dans une histoire qui dure trois jours sept morts et leurs propres suicides! “Antoine et Cléopâtre” est ma tragédie préférée de Shakespeare parce qu’elle met en scène des personnages matures qui ont tout vécu et qui s’aiment depuis longtemps. Ces sont des personnes d’État, des cyniques qui ne croient en rien sauf en eux-mêmes et leur pouvoir. Des êtres puissants et détestables. La pièce ne se déroule pas sur trois jours mais sur trois ans! Ce qui est très long pour une tragédie. Elle a lieu dans deux villes : Rome et Alexandrie. En dépit de leur toute-puissance et de leur capacité à manipuler le monde, ce qui leur importe avant tout c’est leur amour à eux! Antoine et Cléopâtre sont dans cette recherche radicale de félicité impossible, dont je parlais au sujet d’Antigone et d’Anna Karénine, et ça, encore une fois, je trouve que c’est très politique, oui. Ne pas accepter la construction du monde telle qu’elle est, c’est très politique et aussi très tragique, bien entendu. Je suis vraiment très contrarié par tous ces personnages qui cherchent à être heureux et finissent par se donner la mort : Anna Karénine, Emma Bovary, Antoine et Cléopâtre… Je me rends compte maintenant de la quantité de suicidées dans mes pièces ou dans les pièces que j’affectionne ! Pourtant, je ne me considère pas comme un artiste ayant des obsessions artistiques. Au contraire, mes pièces me servent à explorer des sujets nouveaux. Cela me fâche de ne pas pouvoir raconter une fin heureuse de l’une de ces femmes. Mais peut-être que ce tragique doit nous inspirer du courage… »
Vous parlez souvent d’urgence au sujet de votre théâtre. Quelle urgence a motivé la création d’“Antoine et Cléopâtre” ?
« Avant tout l’urgence de travailler avec Sofia Dias et Vitor Roriz, un couple de danseurs et chorégraphes incroyablement talentueux que je suivais depuis longtemps. Travailler un texte avec des problématiques théâtrales les intéressait beaucoup. Le pari était de s’attaquer à ce monument de complexité théâtrale, foisonnant de paroles et de changements de décors et comptant une quarantaine de personnages, en le réduisant à deux interprètes et presque rien sur le plateau. J’adore Shakespeare mais j’ai très peur de le mettre en scène. Je n’ai pas assez confiance. Alors plutôt que de l’adapter, je préfère l’irresponsabilité et le danger de réécrire Shakespeare et de le faire à ma manière. Dans “Les Vies parallèles” de Plutarque, que Shakespeare a repris chapitre par chapitre, il est écrit que : une fois l’amour advenu, on est capable de voir le monde à travers la sensibilité de l’âme de l’autre. Je voulais traduire artistiquement cette idée de s’annuler et de voir le monde à travers l’autre, en créant un théâtre qui s’inventerait à travers le regard de Vitor et Sofia. J’ai donc écrit cette pièce en m’inspirant de leur travail chorégraphique : de façon lyrique, répétitive, basée sur une structure musicale. J’ai d’ailleurs appelé les scènes “chansons”. J’ai proposé quelque chose de différent de ce que je fais d’habitude, quelque chose de distancé avec le personnage. Les comédiens parlent de choses invisibles mais décrites de façon très détaillée, rigoureusement obsessionnelle. Cette rigueur est au cœur du travail mathématique de Vitor et Sofia. Ils aiment à épuiser chaque possibilité artistique. J’ai écrit une partition pour leurs instruments, permettant de voir le théâtre à travers leur âme. Grâce à eux, je suis allé très loin dans l’écriture. »
Le théâtre que vous proposez tend à faire disparaître ou du moins à déplacer les frontières entre le masculin et le féminin, le réel et la fiction, l’espace intime et public, le spectateur et l’acteur : quel genre d’espace théâtral souhaitez-vous créer ? Quelle utopie sociétale poursuivez-vous à travers votre théâtre ?
« J’essaie de participer au monde, c’est tout. Et je trouve que j’y participe mieux et d’une façon plus heureuse à travers le théâtre. Je tente, par mes sentiments et mes convictions politiques, de donner une forme à ce désir et à cette urgence de participer au monde. Mais ce désir ne représente pas plus une utopie que les centaines d’utopies contenues dans chacun de mes spectacles, où même dans chaque phrase d’un personnage. Quand j’ai envie de dire quelque chose à propos de la position honteuse de l’Europe envers les réfugiés ou de la façon dont on détruit la nature, notre habitat mais aussi le romantisme de nos sociétés, les valeurs fondamentales de nos démocraties, avec un cynisme et un égoïsme partagé et complice, à un moment donné ça finit toujours par prendre la forme d’un spectacle. »
> Propos recueillis par Sarah Authesserre
- “Antoine et Cléopâtre”, du 14 au 17 mars, 20h00, au Théâtre Sorano (35, allées Jules-Guesde, 05 32 09 32 35, theatre-sorano.fr),
- “The way she dies”, du 28 mars au 1er avril (du mardi au jeudi à 20h00, vendredi et samedi à 20h30), au Théâtre Garonne (1, avenue du Château d’Eau, 05 62 48 54 77, theatregaronne.com),
(1) Bovary a été présentée au Théâtre Garonne en 2016
Antoine et Cléopâtre ® Magda Bizarro