Dans le flux trop dense des actualités chroniquées sans lendemain, j’ai voulu placer dans ce billet de blog la trace d’une réflexion et d’une prise de conscience suite à la disparition de Leonard Cohen. Au sentiment de perte ont succédé gratitude et réconfort, et la certitude de retrouver par le chemin de ses chansons la résonance avec une bouleversante humanité partagée.
Leonard Cohen disparu, je me suis senti un peu perdu comme beaucoup d’entre vous. Les réactions et témoignages personnels ont afflué, attestant de l’incroyable tendresse dont a pu faire l’objet un simple songwriter but such a beautiful man.
En revanche, j’ai bien vite saturé avec les bios, synthèses journalistiques convenues, focus sur les dernières semaines, analyses qui exacerbent le côté liturgique de certaines chansons, qu’une presse paresseuse s’est plue à brancher sur les convictions religieuses de celui qui demeure avant tout un chanteur. Souvenez-vous, ça avait fait pareil avec Johnny Cash.
Or Leonard Cohen était un pur artiste, intuitif et butineur dans la vie. Regardez ce documentaire pour vous en rappeler.
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Leonard Cohen n’est pas un produit qui s’impose mais une expérience poétique qui peut résonner intimement.
Leonard Cohen n’avait pas la moindre idée du mécanisme, s’il en est, qui explique l’irrésistible succès transgénérationnel de ses chansons. Pour ne pas utiliser le mot addiction, on va parler de résonance partagée. Mais à quel point ? Leonard Cohen est-il une valeur universelle de la chanson ? Une minute ! Même si on restreint l’analyse au périmètre culturel occidental, il paraît que le foot est une valeur universelle, ou Coca Cola, PlayStation, ou encore Harry Potter … Ça parle à tout le monde (paraît-il!) – mais Leonard Cohen??!! Ce serait plutôt le contraire : ce sont les gens qui en parlent. Leonard Cohen n’est pas un produit qui s’impose mais une expérience poétique qui peut résonner intimement.
Leonard Cohen est passé à travers tout, s’est sorti de tous les plans convenus dans lesquels il aurait pu s’enliser – ou se faire oublier : la rente d’une entreprise familiale dans les beaux quartiers de Montreal, l’étiquette baba-cool des sixties, le show-business (qui lui a fait les poches !), la retraite zen, jusqu’à ses dernières tournées qui n’avaient rien des relevés de compteurs auxquels s’adonnent un tas de vieux groupes des ’60 / ‘70 qui n’ont plus rien à dire : lui composait, vibrait de ses nouvelles chansons.
Il s’étonnait d’être félicité, honoré, récompensé pour quelque chose – la poésie (et sa forme ultime : la chanson) qu’il disait ne pas commander, ne pas pouvoir réprimer en lui.
La poésie, son jaillissement, voilà l’incandescence d’une vie. La poésie dans nos vies comme un battement de sang, une pulsion, et donc son rythme, sa musicalité implicite.
Ecoutez cette version sublime de « A thousand kisses deep ». Chanson ? Poème ? Spoken word ? Slam ? La plus belle des danses…
https://youtu.be/F3GFC_DgtuY
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Comment l’intime d’un artiste peut-il toucher aussi universellement ?
Certaines chansons demeurent inoubliables pour toutes sortes de raisons. Tube de l’été, chanson culte d’un groupe de copains, ou encore bande-son du premier amour.
Puis, côté esthètes, il y a la « bonne » chanson, fine, équilibrée, impeccablement arrangée, et qu’on apprend à écrire.
Plus ça va, plus on trie non ? Et la chanson qui vous touche, c’est la chanson sincère, la chanson « juste » de l’artiste à l’écoute de l’en-soi.
On parle d’émotion là, pas de perfection. Mais l’expérience émotionnelle de Leonard Cohen, ce n’est pas la mienne, ni la même que celle des milliers d’auditeurs bouleversés. Tout le monde parle de grâce, à propos d’un concert, d’albums, ou de chansons en particulier. Alors comment l’intime d’un artiste peut-il toucher aussi universellement ?
Où est-ce que tout ça se rejoint si ce n’est dans la vérité la plus aboutie de l’un qui engage celle de l’autre à se dévoiler ?
Parce qu’il expose son humanité fragile, dévastée, ou radieuse, Leonard Cohen met l’auditeur sensible sur le chemin d’accepter la sienne propre – fut-ce dans la douleur, la joie, ou la ferveur.
En résonance avec les chansons de Leonard Cohen, chacun peut repartir avec ses propres histoires.
C’est bien la fêlure, l’émotion qui fait la chanson inoubliable – chacun pour sa raison.
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A la lumière de sa vérité intime, l’artiste peut créer une expression propre
La disparition de Leonard Cohen a donné lieu de la part de divers artistes à une avalanche d’hommages, de révérences, de covers (souvent maladroites – et pas que dans la rue !). Petit malaise à voir ces filiations autoproclamées, même dans l’humilité, ces velléités de sourcer son inspiration, de tagger son catalogue… L’art ce n’est pas de la comm’, relevait en substance un ami.
Par l’émotion disais-je, en filtrant tout fragment poétique à la lumière de sa vérité intime, l’artiste crée une expression propre : la sienne, émouvante par elle-même, comme une invention, qui fera – peut-être – son chemin en vous. Alors ça sonne juste. Pour Leonard comme pour vous.
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Pierre David
Un article du blog La Maison Jaune