C’est l’affluence des grands jours à Odyssud, trois soirées à guichets fermés pour découvrir la nouvelle création de Vicente Pradal*, et l’impatience des aficionados est tangible. Il faut dire qu’ici l’enfant du pays est comme à la maison, accueilli à bras ouverts par la grande scène de Blagnac, et ce n’est que justice vu son immense talent. On se rappelle ses créations précédentes, de La nuit obscure, son premier chef d’œuvre, à Herencia, sa belle histoire d’hérédité avec ses enfants Paloma et Rafael, en passant par Yerma, avec Coralie Zahonero dans le rôle titre. Aujourd’hui, la sociétaire de la Comédie française assiste le maestro (comme elle l’avait déjà fait en 2011 pour Viento del Pueblo, une tragédie musicale sur la vie et l’œuvre du poète Miguel Hernández) dans une mise en scène épurée mais tellement onirique, et c’est une réussite totale : simplement une aire de jeu comme la piste d’un petit cirque ambulant, avec des chaises, quelques caisses, et des éclairages subtils pour souligner les rêves que ces saltimbanques gitans ont amenés plein leurs poches et nous offrent avec la générosité de ceux qui n’ont jamais perdu leur âme d’enfant.
Des moments de grâce suspendue comme celle de la danseuse évoluant dans un silence sélénite au milieu des musiciens statufiés, des images superbes avec les tourbillon des robes chatoyantes des femmes, un jongleur qui défie les lois de la dextérité sans sombrer dans l’exhibition, une danseuse d’une sobriété féline mais d’une grande sensualité, deux chanteuses à l’unisson, Frédérika Alesina et Paloma Pradal qui chante et virevolte aux quatre coins de l’espace scénique en petite étoile qu’elle est. Et des musiciens plein de finesse en même temps que de feeling, comme on dit en anglais : Juan Manuel Cortés aux percussions, Didier Dulieux à l’accordéon (une révélation pour beaucoup, alors qu’il n’arrête pas de tourner avec Jean-Pierre Tailhade et les Grandes Bouches), l’ami fidèle Luis Rigou si chaleureux et convivial jusque dans sa voix et dans ses flûtes indiennes (qu’on reverra à Odyssud avec un immense plaisir pour la Misa de Indios le 10 mai 2016). Et bien sûr, Vicente Pradal au chant et à la guitare, qui mène le jeu, dont les soli se font plus rares, mais sont si émouvants, comme des contes à la veillée et des berceuses parfois. Oserais-je dire que les roulottes et le feu de camp ne sont pas loin ?
On retrouve la concision, la précision des descriptions narratives, la perfection de la métrique octosyllabique, des Romances et Villancicos, poèmes pour la plupart anonymes, qui ont été écrits à partir du XVe siècle, certains même au XIVe siècle, en Espagne, mais aussi les brutales accélérations dans le récit; et l’on sent toute la passion du metteur en scène pour l’Art Flamenco, qu’il a longtemps étudié et pratiqué. Il a passé de longues heures dans les silencieuses bibliothèques madrilènes parmi les livres anciens. C’est là que il s’est abreuvé aux sources de la riche et belle Copla flamenca** où il a trouvé son socle littéraire et poétique : ces textes qui nous parlent de l’amour et de la mort, s’apparentent bien aux contes, certains sont métaphysiques, d’autres satiriques et drôles. Il a collecté dans ce chapitre fondamental de la littérature espagnole celles qui lui parlent le plus et les a mises en musique.
Dans cette sorte de bal populaire, de fête foraine, sont évoqués la liberté, la mort qui nous poursuit, la condition des femmes, les amours impossibles et les filles mal mariées (Romance de Florinda la Cava Romance de la misa de amor Romance del pastor desesperado Romance del matrimonio desgraciado Romance de Sufrir calando); et même la Romance del enamorado y la muerte. Si la joie est surtout présente, la douleur et le spleen affleurent toujours à fleur de peau: comme dans les chansons de nos troubadours occitans, dans le blues des esclaves noirs en Amérique et dans le rébetiko des tavernes athéniennes au siècle dernier…
Medianoche avec ses poèmes anciens et les musiques de Vicente Pradal, ne peut que toucher les femmes et les hommes d’aujourd’hui, comme un pont de mer bleu entre passé et présent. Les saltimbanques, les bateleurs toujours prêts à chanter et à danser, qui nous font rêver et rire nos enfants, chantent et dansent parce qu’ils aiment la vie, et aussi pour panser leurs maux de cœurs : laissons nous emporter dans leurs tourbillons.
Sans oublier jamais qu’ils ont été persécutés par tous les régimes totalitaires qui haïssent la différence, car ils font souvent partie des minorités, tziganes, gitanes etc.
Le 20 novembre 2015, il y aura 40 ans que Franco la muerte***, grand garotteur devant l’éternel, échappait à la justice des hommes dans son lit, mais la victoire des Républicains espagnols qui aimaient tant la Culture, et dont la famille Pradal est la digne héritière, celle de Federico Garcia Lorca ou Miguel Hernandez, poètes assassinés, est peut-être là: dans le triomphe de ces artistes merveilleux qui nous entrainent dans leur sillage.
Reste le bonheur d’une nuit d’automne parfumée dont nous avons partagés les prémices avec eux, dans la joie et la beauté, et un brin de nostalgie.
Quand ils s’éloignent dans la nuit, je pense aux vers de Guillaume Apollinaire (1880 – 1918) :
Dans la plaine les baladins
S’éloignent au long des jardins
Devant l’huis des auberges grises
Par les villages sans églises
Et les enfants s’en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Chaque arbre fruitier se résigne
Quand de très loin ils lui font signe
Ils ont des poids ronds ou carrés
Des tambours des cerceaux dorés
L’ours et le singe animaux sages
Quêtent des sous sur leur passage.
PS. Jusqu’au 31 octobre, est visible dans la salle d’exposition d’Odyssud une magnifique rétrospective, des peintures de Carlos Pradal, peintre andalou réfugié à Toulouse, issue des collections privées de Claire et de Vicente, mais aussi de Dieuzaïde, qui mérite qu’on s’y précipite : on comprend pourquoi Picasso l’appréciait tant. On sent que l’homme a vécu jusqu’à l’ivresse. Sa peinture mord à pleines dents dans le réel, elle nous provoque des petits pincements au cœur et l’instant d’après, on le sent avec délectation reprendre ses battements; elle chante les corps, des femmes aux joueurs de billard, des plus humbles objets du quotidien aux taureaux, et aux cantaores flamenco bien sûr, tout à fait de circonstance à quelques pas de la scène où sont fils et sa petite-fille nous offraient leur duende.
(du mardi au vendredi de 13h 30 à 18h et le samedi 14h à 19h)
Sur Carlos Pradal, voir la belle chronique de Gil Pressnitzer
E.Fabre-Maigné
26-IX-2015
** Les Coplas Flamencas traduction de Vicente Pradal Editions Sables www.sableseditions.fr
*** aux Editions Arcane 17 vient de sortir un recueil de 20 nouvelles imaginant une autre mort pour la caudillo, une mort non plus sereine bien sûr, mais à la mesure de l’Ogre, comme le surnommait le petit peuple espagnol : à leur lecture, on a envie de citer le proverbe italien « Dieu paie tard, mais il paie large » ; même si ce n’est que de la bonne fiction.