Dans son précédemment long-métrage, Rue Santa Fe, Carmen Castillo revenait sur la mort de son compagnon, Miguel Enriquez, chef de la Résistance, le 5 octobre 1974 quand leur maison fut prise d’assaut par les militaires. La réalisatrice avait su, durant les 2h43, relater posément 30 ans de l’histoire du Chili, d’Allende à la dictature : raconter ce que lutter impliquait pour les miristes clandestins ou exilés, leurs parents, leurs enfants, jusqu’à aujourd’hui, que reste-t-il de cette lutte ? et poser cette question : cela en valait-il la peine ?
Carmen Castillo revient aujourd’hui avec un nouveau documentaire, On est vivants. Ma chronique est ici, et voici la rencontre.
Comment s’écrit un documentaire ?
Je fais un cours maintenant au master Concepteur Audiovisuel de l’INA sur le thème de l’écriture du documentaire. Pour moi, cette phase d’écriture est très importante. Je ne pense pas qu’un documentaire puisse se faire en attrapant des images comme ça. Il faut donc écrire les films, les rêver, pour que le jour venu, -d’ailleurs parfois longtemps après avoir pu trouver un financement-, on puisse tourner. Et là, on est libre. On oublie ce qu’on a écrit, mais on sait pourquoi on est là, on sait à quelle distance on va placer la caméra. On sait comment on va emmener le mouvement du film.
Il existe un autre type de documentaire avec un cinéma direct : le cinéaste peut porter lui-même sa caméra et fait des carnets. Par hasard, il s’engage dans une lutte, il tombe amoureux d’une expérience ou d’un personnage et il filme encore et encore pendant un ou deux ans. Il va suivre quelque chose. Mais je suis sûre qu’à un moment donné, même ce cinéaste-là écrit car il y a toujours un but, un point de vue et un récit.
Pendant un an, avec Eva Feigeles-Aimé, ma monteuse, j’ai écrit un film rêvé, sur un philosophe militant connu, spécialement à Toulouse, où j’irais voir des amis en lutte. L’histoire s’est changée au fil des rencontres. Le choix des textes de Daniel a été un travail gigantesque. Les premiers choix se sont faits à l’écriture et après on les affine, on les découpe. Comme ferait un éditeur, il y a un travail d’édition où le texte va se fondre dans une musique. C’est tricoté. Je ne sais plus de quels livres viennent les morceaux choisis. J’espère ne pas l’avoir trahi.
Comment avez-vous choisi les personnes que vous filmez ?
Le choix s’est fait à partir de mes atouts pour un film compliqué comme celui-ci, où il fallait par exemple créer un dialogue fictionnel avec des textes. C’est le nœud du récit : la narratrice, à la mort d’un ami, part avec ses textes, et fait un voyage mental. J’avais envie d’aller en Grèce, ou en Espagne où Daniel a beaucoup milité. Mais il fallait le temps de chaque séquence. Nous avons donc de suite écarté les situations que je ne connaissais pas. Comme je voulais sortir des entrailles mes propres expériences, mes besoins, mes désirs, les choix se sont faits entre l’Amérique latine et la France, mes deux terres. Je ne suis pas journaliste et un film est toujours une économie qu’on fait avec très peu d’argent. Donc le choix s’est opéré à l’écriture et il y a eu 2 ans de rencontres avant le tournage, pour nouer des liens d’amitié et de confiance, ce qui a permis dans le peu de jours de tournage dont je disposais, avec l’aide de Ned Burgess à la caméra et Jean-Jacques Quinet au son, de filmer les séquences au Mexique en 3 jours.
Combien de temps le tournage a-t-il duré ?
Il y a eu des tournages éparpillés dans le temps, mais en tout, il y a eu 24 jours de tournage.
Il me semble que c’est la première fois que vous tournez en France.
Oui, j’y tenais absolument. C’est la première fois que j’ose filmer en France. Je voulais aborder la violence, je suis partie vers Clichy-sous-bois. Les émeutes de 2005 avaient été un baptême politique pour les garçons que j’ai rencontrés. Mais je voulais rencontrer des femmes, et c’est Olivier Besancenot qui m’a mis en relation avec Fadela, une amie militante. C’est comme ça que je me suis retrouvée dans les Quartiers Nord de de Marseille. J’y suis retournée plusieurs fois, et j’ai vu les actions que mènent Fatima et Karima. Ce sont d’autres vies des quartiers que celles montrées à la télévision.
Des protagonistes ont-ils refusé de faire partie du film ?
Non, car on est dans l’affect et la fraternité. On ne se connaissait pas tous, mais on est du même côté du monde. Je ne peux pas filmer quelqu’un avec qui je ne pourrais pas être totalement sincère sur ce que je voudrais raconter et pourquoi. Pour Saint-Nazaire, le point de départ est le désir de filmer une lutte syndicale. On a cherché des vidéos sur le combat pour les retraites, et j’ai découvert Christophe Hiou, leader syndical qui disait « il y a des défaites qui ont le goût de victoires », une phrase de Daniel, après 3 semaines où ils auraient pu gagner. Christophe ne souhaitait plus parler aux médias après sa surexposition. En contactant le syndicat, nous avons parlé de notre projet à Régis, un de leurs membres qui nous a dit « Carmen Castillo, je connais. Rue Santa Fe, on l’a diffusé. La maison de Miguel Enriquez, j’ai été la voir ». Cet échange nous a encouragées à faire ce film, on était en écriture. Les protagonistes qui ne connaissaient pas les textes de Daniel me les ont demandés.
Dans Rue Santa Fe, vous donnez la parole aux enfants des militants. Leurs mots sont très sincères et très durs. Pour On est vivants, vous ne filmez pas la famille des militants.
Car ce sont des luttes où la famille est avec. Pour nous, la clandestinité a été une rupture des liens de toute une vie normale. Ici, j’ai filmé des personnes insérées dans le monde, comme n’importe qui. Se battre pour le logement, se nourrir, garder l’accès à l’eau, tout le monde comprend. Les enfants y vont avec les femmes, les femmes avec leur mère. C’est la communauté, c’est l’ensemble. Le fil narratif ne me permet pas rester avec les protagonistes pour chercher.
Vous avez déclaré « je voulais trouver ici et ailleurs la beauté de ces inconnus indispensables ». Je voulais savoir si ce statut d’inconnu fait que les noms n’apparaissent qu’à la fin du film ?
Comme spectatrice, je ne retiens pas les noms, je confonds tout. Je pensais qu’on pouvait suivre l’histoire à travers les paroles, qu’on pouvait se souvenir d’un moment d’émotion. Je préférais que l’image soit comme une belle photographie.
Aviez-vous des exigences pour l’image ?
Je voulais que ce soit beau, et avec Ned Burgess, on a toute la garantie que ce le soit. Avec plus de temps, on aurait pu faire encore mieux. Mais bon, c’est comme ça. C’est pour ça que Ned est mon complice à l’image.
Comment s’est passé le montage ?
Long, grâce à une coproduction indispensable avec Philippe Akoka de Film Factory. Cette société fait l’étalonnage des grands films, et donne à d’autres des salles de montage et toute la post-production. C’est un film très difficile à monter pour qu’il ait la ligne, le mouvement. Cela a nécessité 6 mois.
Même si votre film est très écrit en amont, a-t-il été beaucoup coupé ?
C’est une question de rythme après. Même si j’ai écrit ici un film qui a un début, une progression, une fin, et que chaque séquence est classée selon des thèmes, -qu’on ne voit pas mais que je connais puisque je les ai organisés-, il faut tout oublier quand on arrive au montage. Avec Eva Feigeles-Aimé qui a une méthodologie extraordinaire de montage, on discute beaucoup avant de rentrer en montage, en ayant déjà vu les rushes. On sait où il y a des points forts, des points faibles. On retranscrit intégralement chaque entretien. On organise sur papier ce que l’on veut retenir de chaque protagoniste inséré sur une séquence. Puis on avance en étant très dures avec le matériel, et avec nous-mêmes, pour ne pas trop déborder de la durée finale qu’on veut atteindre. Ce processus mène à un film de 3 heures, qui fonctionne, et à partir duquel il faut se poser et couper.
On est vivants est beaucoup plus court que Rue Santa Fe. Vous avez donc coupé, quelque soit la qualité des images.
Oui, je ne voulais pas dépasser 1h40 car, à mon sens, cela ne se justifiait pas.
Votre renommée a-t-elle facilité le financement du film ?
Pas du tout. Avec ce genre de film, on ne peut que tenter le concours de l’avance sur recette.
Comment s’est fait le choix de Cyrille Artaud comme lecteur ?
On a fait un casting de voix, il m’a gentiment fait la maquette pour travailler au montage. On a trouvé que c’était bien. Sa voix neutre et naturelle nous permet d’oublier que ce n’était pas Daniel. Sa voix s’insère bien dans la musique du film.
Votre film a fait la clôture du 26e Festival Cinélatino devant une salle comble et comblée. Avez-eu d’autres retours ?
La première avant-première s’est faite à Marseille à l’Alhambra, avec les protagonistes du film, les familles, le collectif. C’était formidable, très fort, très émouvant. A Paris, j’étais très contente des nombreux retours de jeunes.
Dans Rue Santa Fe, un jeune militant vous disait qu’il n’était pas favorable à l’idée que la maison de votre amoureux puisse être un lieu de rassemblement pour les militants, que ce serait plus un poids qu’une aide…
Aujourd’hui, toute la logique sacrificielle est tombée, sauf que l’on voit apparaître des fous, une fascination pour la mort, qu’on ne connaissait pas à notre époque. Ce qui nous motivait n’était absolument pas la mort. On répétait, d’autant plus fort, que pour se battre il faut être vivants. Morts, ça ne sert à rien. On n’avait aucune fascination pour la mort. Mais effectivement, le monde a changé de manière que les réseaux et les jeunes d’aujourd’hui participent à des luttes collectives, et ne se posent plus de question sur la distance entre la vie privée et la vie militante. Pour les femmes de ma génération, c’était une grande question. Aujourd’hui, non. Les filles sont libres, elles vivent. S’engager n’est pas séparer de la vie quotidienne, c’est intégré.
Cette idée est dans les compléments de votre film Rue Santa Fe. Quand le voisin vous informe que Miguel était revenu vers vous quand vous étiez touchée et inconsciente, vous dites que ce n’est pas possible, que vous ne vouliez pas garder cette séquence, et finalement si. Quand les jeunes ont vu ce témoignage, ils ont trouvé ce geste normal : un amoureux vient aider son amoureuse.
C’est exactement ça. On ne sépare plus maintenant les affects, l’amour, l’amitié de ce que l’on fait.
Mais je n’avais pas compris que cette envie de ne pas montrer cette scène venait du fait que le militant faisait passer ses sentiments amoureux avant la lutte qu’il menait.
Je sais pertinemment que ce n’est pas vrai. La légende de Miguel, où on intègre une femme enceinte, fait voir des choses. Mais il faut laisser la légende vivre. Je ne pouvais pas la couper, mais ça a été d’abord un véritable choc, et ensuite « je fais quoi ? » Quand on fait des films où on touche à l’intime, l’unique règle est la sincérité et d’être le plus proche possible de la vérité. Pour Rue Santa Fe, j’avais soutenu que la voix du peuple serait incarnée par celle des voisins, pas par la mienne, ni celle des militaires. Couper la voix des voisins aurait été un geste d’autorité qui ne correspondait pas à ma démarche.
Dès l’écriture, le titre On est vivants était-il là ?
Oui ! On a cherché à le changer parce que tout à coup, j’ai eu peur que ça fasse nostalgique parce que je suis vieille. Et puis finalement, les protagonistes le disent eux-mêmes. Pour moi, si on ne lutte pas, on n’est pas vivants, c’est une question d’humanité. On a fini par le garder, avec l’accord de tous.
Merci au Cinéma ABC de Toulouse d’avoir permis cette rencontre.