Laurent Pelly aime les défis des pièces impossibles, des monstres. Des apparitions, disparitions, transformations, de la magie, de l’irrationnel, des lieux sans unité, des objets inanimés qui ont une âme. Immense marionnette de bunraku manipulée depuis les coulisses par des hommes en noir, le décor en trois vagues soulève un coin ou l’autre de son voile, fait surgir les statues, danser les filles-pommes comme à Broadway, encadre et décadre le roi, bâtit deux palais avec deux fenêtres, et sert parfois de toboggan. D’un ballet de nuages émerge l’oiseau perché. Seule entorse au parti pris non-figuratif : la silhouette d’une ville, qui n’est pas sans rappeler les petites maisons de Manon, apparaît brièvement, on peut se demander pourquoi.
Ô Soleil… Fakir en lévitation autour duquel tournoient les Trois oranges, Brighella trouve en Pierre Aussedat un masque comique sans caricature, parfait poète, devin vénal qui ne sera jamais couché sur un testament. Commentateur joyeusement émerveillé, donnant de bons conseils sans jamais s’engager [1], Pantalone a le frac bedonnant et la diction parfaite d’un Eddy Letexier très juste. Smeraldine un brin agaçante de Nanou Garcia, tandis que Georges Bigot, son fabriquant de saucisses de mari Truffaldino passe allègrement de la colère domestique à la domesticité couarde – sorte de Leporello qui recule devant les statues. Thomas Condemine et Jeanne Piponnier restent scolaires en Renzo et Barbarina, parfois en limite de trou de mémoire pour lui. L’oiseau vert de Mounir Margoum est tour à tour danseur léger toujours dans l’ombre, comme l’est Ninetta dans son trou d’évier, et volatile au bec, plumage et ramage inquiétants, perché sur son échelle au milieu de nulle part. Belle autorité de Régis Lux en statue, Calmon-Socrate très gentleman farmer fumant la pipe en robe de chambre.
La reine Tartagliona, fille naturelle de Cruella et du Grand Inquisiteur (emprunt à Luc Bondy ?), est défigurée, caricaturée à outrance par une Marilú Marini qui en fait des tonnes : grimaces, éructations, emphase tournent à la démonstration de foire, au détriment du texte qui en devient difficilement compréhensible. Le roi Tartaglia d’Emmanuel Daumas est bien le fils de sa mère, qui, passant de cadre en cadre, pousse un peu trop le pseudo-comique et le ridicule hurlant en voix de fausset.
Et on ne reste pas de marbre devant l’auto-dérision du metteur en scène : statufiés, Renzo et Truffaldino vont en coulisse boire un verre l’air dégagé, plantant là leurs effigies ; et Calmon, qui a terminé sa journée de statue, s’en va de même, son homme de pierre sous le bras, pour un souper ou pour se faire refaire le nez.
[1] Françoise Decroisette. Préface à l’Oiseau vert, Carlo Gozzi. Ellug, Collection Paroles d’ailleurs, Grenoble 2012
Photos © Polo Garat Odessa
TNT Toulouse, 19 mars 2015
Une chronique de Una Furtiva Lagrima