Illusions, une tournée et un artiste de rêve en 2014
On le connaît performer multimédia, collaborateur trans-genres, mais Ibrahim Maalouf est avant tout un raconteur d’histoires. Des histoires qu’il fignole comme un artisan : concevoir le thème, dessiner la trame et la solide charpente du récit, écrire – détailler, dire enfin : jouer, chanter, enregistrer, mixer. Peaufiner les albums ou ré-inventer toute l’histoire dans l’urgence de ses concerts.
Diriez-vous que 2014 à été l’année Ibrahim Maalouf ?
Avec la parution courant 2013 de son 5e album Illusions, Ibrahim Maalouf a déroulé sur 2014 une longue tournée internationale, et marqué de sa participation de prestigieux festivals.
Pour le Festival de Saint-Denis, il met en musique une dizaine de poèmes d’Hildegarde von Bingen, religieuse et musicienne du XIIe siècle.
Vous le connaissiez en duo avec le slamer Grand Corps Malade, le voici sur un projet excitant avec le poète rappeur Oxmo Puccino : Au pays d’Alice, d’ores et déjà distribué en album.(1)
Au cinéma, il avait débuté en 2012 avec une remarquable composition : Wind (album éponyme), imaginée comme la bande-son de La Proie du vent, long-métrage muet de René Clair datant de 1927.
Il est choisi en 2014 pour la musique originale du biopic Yves Saint-Laurent.
Côté distinctions, il y a eu le Grand prix Sacem Jazz et la Victoire de la Musique, en musiques du monde ce dont il n’est pas peu fier. Autant que d’avoir vu distinguer pour la première fois un instrumentiste dans cette catégorie.
C’était une année bien remplie. Et il nous promet une suite au moins aussi prolifique et agitée.
.
Ma dernière expérience du Sire en live commençait à dater: 2009! – on le disait prometteur ! – au Festival estival Millau-en-Jazz dans l’Aveyron. (2) Une mise-à-jour s’imposait.
Ibrahim Maalouf Millau en Jazz 2009
Début décembre à Toulouse – Blagnac, l’avant-dernier concert de la tournée Illusions ouvre dans une salle Odyssud sold out. Deux douches de spots en parapluie nimbent le guitariste François Delporte et le claviériste Frank Woeste pour l’introduction, d’abord minimaliste, bien dans le style « Il était une fois .. », annonciatrice d’une grande histoire à venir. Bientôt basse et batterie viendront soutenir la montée en tension de l’opus, la guitare gémit, se fait plus baroque, un presque climax qui retombe: c’était Illusions, le morceau-titre de l’album. Une respiration, juste le temps de lancer sur cette énergie encore palpitante Conspiracy Generation et la section de quatre cuivres, quatre trompettes flamboyantes pour une entrée majestueuse et longue comme un soleil éclatant. Il s’en détache et avance enfin, il maestro : Ibrahim Maalouf, attendu dans le rôle du conteur.
Dans un album-concept ou à la fraîche d’un concert, c’est toujours un petit miracle de reconnaître chez un musicien la richesse de ses influences, de ses univers, et dans le même temps, entre les mêmes notes, ce que cet univers a d’unique, d’harmonieux, de ré-inventé. Rien à voir avec un collage astucieux, ni même avec une sorte de syncrétisme lié au parcours de l’artiste : Maalouf est d’origine Libanaise, il a écouté beaucoup de (hard)rock et de pop dans sa jeunesse, il a étudié et joué du jazz ‘pur’, son père – Nassim Maalouf – est l’inventeur de la trompette orientale à 4 pistons, .. et voilà ? Pas si vite.
Bien sûr, le monde est rempli de faiseurs, plus ou moins talentueux, en art comme dans tout.
Ce qui est à l’œuvre pour les artistes dont nous parlons est de l’ordre de ce qui affleure naturellement de leur univers intérieur, battement sans nom un peu ou très sauvage. Parce qu’ils ont appris à le reconnaître, à l’apprivoiser, et à le guider vers une expression qui résonne avec toute leur personne, nous tous – auditeurs attentifs (l’érudition n’a rien à faire ici) – pouvons y reconnaître une œuvre juste et belle, y déceler quelquefois la grâce qui fait les chefs d’œuvre.
Ça ne se fait pas tout seul, mais le travail de l’artiste, ici musicien mais bien sûr aussi peintre, sculpteur, plasticien, poète, … n’est en aucun cas laborieux, besogneux. C’est un travail de recherche, d’écoute de soi, de son histoire intime dans un face à face parfois éprouvant mais qui accouche souvent de vérité, de sincérité plus ou moins supportable, plus ou moins facile à exprimer dans la forme artistique.
Prenez le titre Beirut, par exemple, issu de l’album Diagnostic (2011). Son intensité nous avait saisis à la première écoute. Connaissant les origines libanaises d’Ibrahim Maalouf, on pouvait y lire en surface une forme d’hommage ou de compassion avec une ville qui a beaucoup souffert de la guerre. Certes. En vérité, confie-t-il au public, la mélodie deBeirut est née de sa première confrontation avec la réalité de la guerre dans sa ville, la vision d’un enfant seul qui a vu des choses qu’il n’aurait pas dû voir à son âge. La mélodie a surgi dans sa tête, alors qu’il s’éloignait de la scène. Une mélodie qui s’incruste, se mélange à la musique rock de son walkman, allumé par réflexe comme pour s’étourdir, amortir un peu ces images agressives. Allez savoir comment ce mélange improbable de musiques et d’images fait de Beirut un morceau riche et puissant … Mais si, vous savez bien.
Sur la foi de cette évidence, quel beau chœur nous formions à Odyssud en chantant tous ensemble le thème de Beirut.
.
Et sur scène, c’est tout pareil. Plus fort même. Avec la liberté d’improvisation constitutive du Jazz, stimulé par des musiciens tous au diapason de son univers, et avec l’engagement qui peut se produire en live, Ibrahim peut jouer à l’instinct le plus pur. Et ce sera dans le ton, ce sera riche, ce sera inouï – mais nous paraîtra couler de source. Sans faire le malin, on peut citer une phrase du psychanalyste Jacques Lacan, qui sonne juste elle aussi : « Ce que vous faites sait ce que vous êtes ».(3) Même à l’instinct – surtout à l’instinct ? – on ne crée pas n’importe quoi, n’importe comment.
Voilà sans doute pourquoi, dans le déroulé d’un titre, les musiciens sentiront qu’ils peuvent se retirer et laisser Ibrahim Maalouf revisiter en solo ses racines, ses maîtres, et même ses bonnes fées, lorsqu’il jouera les accents d’une partita que l’on veut croire dédiée à Marie-Louise Girod-Parrot, une grande dame de l’orgue qui croyait beaucoup en lui.(4)
Chaque titre interprété ce soir est une de ces histoires, un scénario, avec la scène d’installation, le thème et ses déclinaisons, puis l’histoire qui vit : crescendo, brillance, éclats, lâché de chevaux par ses musiciens électrisés que d’un signe il rassemble dans sa main. Puis sans transition, trompette-voix et ses quarts de ton pour des confidences musées au creux de l’oreille. Enfin le final, souffle apaisé ou coda magnifique.
Autre chose, côté cuivres: la trompette est l’instrument du soliste, une voix qu’Ibrahim souffle jusqu’au murmure parfois. Dans la culture occidentale, elle évoque cependant autant les fanfares, les Big Bands, Bagads de Bretagne, et – plus à l’Est – les fanfares des Balkans mâtinées de Tzigane.
© Denis Rouvre
Parce qu’il a cette culture nomade, ces secrets de cuisine et de feux de camp, Ibrahim Maalouf brasse tous ces accents dans une expression: la sienne. Des accents qui sont sa palette de peintre, et infléchissent le rythme, le battement essentiel. Ecoutez ces dialogues entre la trompette du soliste et le chœur des trois autres, particulièrement marqué sur les titres Conspiracy Generation, InPRESSI, et Nomad Slang; on est entre la musique joyeuse de mariage quelque part dans un village et, en creux, la majesté, la révérence des répons de la musique liturgique dans ses plus beaux motets.
* * *
Un mot, comme c’est l’habitude ici, sur tous les artistes qui accompagnent Ibrahim Maalouf dans ses Illusions .
© www.marcocomettophoto.com
Des musiciens, la plupart solistes sur des projets personnels ou recherchés par d’autres formations. Ils sont tous de haute volée. Fins connaisseurs, amoureux de leur seul véritable partenaire : leur instrument !! Le dira-t-on jamais assez , ce lien fort qu’ils entretiennent avec leur compagnon de travail, de répétition, de recherche, et de plaisir…Virtuoses donc, cela va sans dire, mais tout artisan « n‘oublie-t-il » pas la technique quand il sert un grand ‘œuvre ? En fin de tournée, comme c’est le cas pour ce concert à Odyssud, leur symbiose est optimale. Infusés de la musique d’Ibrahim, ils font des merveilles. Jazzmen pur jus, ils vous déclinent le thème sans perdre de vue ni la trame ni le tempo. Et quand ça vire power jazz, lorsque la tentation rock devient irrésistible, eh bien tout le monde y va, avec une fraîcheur et une absence de complexe dignes des glorieuses seventies. Mention particulière à Youenn Le Cam qui nous a torché un solo au biniou – vous avez bien lu : au biniou ! – digne des plus grands guitar-heros, sauts et final sur les genoux compris !! Sur l’engagement aux côtés d’Ibrahim Maalouf, tous ont cette attention, cette intelligence musicale qui distingue les meilleurs sidemen. Un exemple qui vaut pour tous : François Delporte et sa guitare. J’illustre volontairement avec une vidéo qui n’est pas extraite d’un concert public live. Dans cette version libanaise de True sorry, voyez le regard, l’attention, la complicité qui permet l’impro, comment ils se calent l’un par rapport à l’autre, et le bonheur partagé.
(Allez, on prend 5 minutes: à la partir de la 3e, Ibrahim doit reprendre – va reprendre sur la guitare de François qui l’attend, puis non, juste pour le plaisir – ça se voit! – il laisse encore un tour, quelques mesures de guitare à se régaler. )
.
Et devant ? Face à la scène, à la table de régie, il est d’autres artistes : ingénieur du son et créateur des lumières. Damien Dufaître, créateur haute-couture d’éclairages raffinés qui – c’est la première fois que ça m’arrive ! – m’ont fait plusieurs fois quitter la scène des yeux pour suivre au plafond de la salle les circonvolutions de ses boucles et ellipses élégantes.
Avant, après, derrière, et dans les camions, le régisseur Jean-Louis Couleard conduit un ballet de pros, règle un plateau aux petits oignons pour le confort des musiciens mais aussi le nôtre. Et cela concert après concert, puisque on parle bien d’une tournée. Si vous restez des fois quand la salle se rallume, vous les voyez bosser. Merci à eux.
Lumières Dalmien Dufaître
Pendant ce temps-là, donc, Ibé signe des autographes, dédicace des albums, pose avec le sourire pour des photos de fans, …
Quand vers la fin vient notre tour de remercier pour le concert, et la chance d’installer une petite discussion, on évoque ses collaborations sur les albums de Lhasa (The Living Road) et de Piers Faccini (My Wilderness), et avec Piers, les apparitions dans leurs concerts respectifs pour un peu de musique en duo.
« Ha Piers ….. Je suis un fan absolu! » Il pose le stylo, et son regard dit qu’il est ailleurs. « Avec Piers .. il y a quelque chose entre nous, quand on joue ensemble, on ne cherche pas quoi faire, on sait tout de suite … Je suis sûr qu’on fera quelque chose ensemble un jour. Là, il y a les autres projets en cours, tout ça prend un peu de temps mais on le fera. »
Sur ce sujet, Piers Faccini n’est pas en reste :
« Mon rapport avec Ibrahim c’est quelque chose de mystérieux, un peu comme l’amitié, même si on se connaît depuis moins longtemps qu’avec Vincent par exemple (Vincent Segal – 25 ans d’amitié et un premier album en duo Songs of the Time Lost). On ne sait pas par quel chemin on est arrivé là, quels enchaînements ou quelles conversations, mais on se sent bien ensemble, immédiatement, tous les deux. Et c’est assez rare en musique.
On avait eu plusieurs occasions de collaborer, mais pour mon album My Wilderness, j’ai écrit la chanson The Beggar and the Thief pour lui, en sachant ce qu’il pouvait apporter à la chanson et à quels endroits, avec quelles tonalités il enrichirait, sans aucun besoin d’indications.
.
Il fait partie de ces instrumentistes que j’apprécie particulièrement, comme aussi Jasser Haj Youssef avec son violon ou sa viole d’amour; je les considère comme des chanteurs, ils ont cette compréhension de la voix chantée, avec leur instrument ils vocalisent réellement.
Tout virtuose qu’il soit, lorsqu’il accompagne quelqu’un qui chante, Ibé s’occupe d’abord de mettre cette voix en valeur, de la servir avec toute l’invention et la finesse dont il est capable. De la part d’un musicien acclamé comme l’est Ibrahim, c’est un cadeau inestimable. »
Quelquefois, un artiste qui parle d’un autre ça vaut plus que toutes les publicités personnalisées pondues par des algorithmes compliqués non ?
Pierre DAVID
un article du blog La Maison Jaune
* * * * * * *
(1) Au Pays d’Alice en concert en 2015 à la Philharmonie de Paris avec Oxmo Puccino, la Maîtrise de Radio France et un orchestre symphonique (5-6-7-8 Février).
(2) Petit mais estimé festival Millau-en-Jazz , où les artistes sont tellement bien accueillis qu’ils se le disent! Au bénéfice d’une affiche qui a souvent le chic de présenter en avant-première quelques valeurs sûres de demain. Long live Millau-en-Jazz !
(3) Page Facebook d’Ibrahim Maalouf – 30 août 2014
« Voici une nouvelle qui me rend profondément triste :(((
Il s’agit de l’une des femmes qui a le plus compté dans ma vie, et dans celle de mon père. Elle a été la musicienne qui m’a le plus encouragé entre l’âge de 7ans et l’âge de 15ans. J’ai dû faire une centaine de concerts avec Marie-Louise pendant cette période, et elle a surtout encouragé mon père dans les années ’70 à développer sa vie musicale. Très peu de gens connaissent son nom, mais pour moi elle fut fondamentale. Je l’ai beaucoup aimée et l’aime encore profondément.
Un jour Marie-Louise, qui fêtait ses 87 ans, en 2002, me demande d’enregistrer un disque avec elle pour la paroisse pour laquelle elle est titulaire (Le Louvre, à Paris). Je lui dis alors que personne ne me connaît, et qu’elle ferait mieux de le faire avec quelqu’un d’un peu plus connu… Elle, évidemment, me dit que je suis idiot de dire ça, et me répond malicieusement qu’un jour je le lui rendrai bien. Je lui demande alors « comment ? », et elle me répond, « quand tu seras un peu connu, ne m’oublie pas et invite-moi à faire un disque pour fêter mes 99 ans ». Je lui réponds alors « mais pourquoi pas vos 100 ans? », « Jamais! » me dit-elle !
Alors j’ai enregistré ce disque (c’est d’ailleurs mon premier disque que personne ne connaît !!)
Malheureusement, cette grande dame de l’orgue nous a quittés à 98ans. Donc non seulement elle a eu raison pour le « jamais », mais en plus elle ne m’a pas laissé honorer l’engagement !! Sacrée Marie-Louise !!!
Nous avons donc rendez vous lorsque ce sera mon tour de monter là haut et nous rejouerons ensemble avec JS Bach et tous les autres.
Bon voyage Marie-Louise et merci pour ces grands moments de bonheurs et pour vos illustres improvisations musicales inoubliables. »
(4) Jacques Lacan, 11 Décembre 1973 (merci Annie Bellecaille):
« Entre votre Symbolique, votre Imaginaire et votre Réel… depuis le temps que je vous les ressasse, …vous sentez pas que votre temps, votre temps se passe à être tiraillé ?
En plus ça a un avantage, hein, ça suggère que l’espace implique le temps, et que le temps c’est peut-être rien d’autre, justement, qu’une succession des instants de tiraillement.
Et aussi « Ce que vous faites, sait – sait : s.a.i.t. – sait ce que vous êtes, sait « vous». »
* * * * * * *
Autour d’Ibrahim Maalouf pour la tournée Illusions :
Trompettes Youenn Le Cam, Martin Saccardy, Yann Martin
Biniou-hero Youenn Le Cam
Batterie Stéphane Galland
Basse Laurent David
Claviers Frank Woeste
Guitare François Delporte