Richard Strauss (1864-1949) : Daphné, tragédie bucolique en un acte. Nouvelle production. Hartmut Haenchen, Direction musicale. Chronique écrite pour Classiquenews.com
En terminant sa saison d’opéra sur cette rarissime Daphné Frédéric Chambert a fait un pari audacieux. Les intermittents du spectacle dans leur angoisse des changements à venir ont empêché le public, – pris injustement en otage-, de voir la première le 15 juin. Cette violence contemporaine va en fait assez bien à Daphné. L’oeuvre si difficile représente tout sauf quelque chose de tendre. La violence est consubstantielle à cet opéra. Sa création a été minée en ces dernières années 1930 par la censure la plus abjecte. Strauss ne pouvait plus travailler avec des librettistes juifs et Stefan Sweig, pourtant consulté en secret, ne sera pas nommé. Strauss toujours désireux d’équilibrer puissance orchestrale moderne, éclat des voix et compréhension du texte a peut être ici réalisé son plus bel équilibre. Daphné est bien plus proche de Salomé, voir Elektra, que du Chevalier à la Rose. C’est là que se présente la plus grande difficulté de l’oeuvre qui n’a rien de simplement bucolique malgré un début fait de tendresse au seuls bois de l’orchestre.
Plus ou moins consciemment, Richard Strauss a tissé dans sa partition orchestrale les éléments de violence de son époque. Un dieu arrogant détruit beauté et innocence, et une femme éprise d’absolu est aveugle aux autres humains se réfugiant dans l’éternelle nature croyant esquiver la mort. On sait comme les Aryens en leur folie et leur croyance en l’existence des races ont conduit à la plus grande perversion des hommes. L’orchestre est plein de cette violence et de cette brutalité.
Incandescente Daphné au Capitole
Dans un passionnant article du programme, Hartmut Haenchen, explique comment il a repris toutes les corrections de Strauss afin d’éviter la “bouillie informe” que sa partition peut contenir. La patient travail du chef allemand nous offre une interprétation musicale et dramatique de toute splendeur. L’Orchestre du Capitole a sonné de manière incandescente toute la soirée. Tout était parfaitement équilibré avec une lisibilité de tous les plans sonores. Chaque instrumentiste a été parfait et l’ensemble permettait à la fois d’entendre chaque passage instrumental solo comme les effrayants tutti dans une palette de dynamique sonore exaltante. La présence des cordes capables de fournir une matière onctueuse (de double crème), comme des acidités terribles, mérite une mention particulière. Les suraigus de la toute fin de l’oeuvre ont été un véritable instant de magie, créant des vapeurs d’or dans l’air. Avec un sens dramatique toujours en éveil Hartmut Haenchen a tenu son orchestre à chaque instant avec une tension parfois insoutenable.
L’équilibre avec les chanteurs a été constamment exact, jamais un Apollon n’a été soutenu avec une violence si grande, oui soutenu, jamais écrasé avec pourtant des fortissimi effrayants. L’orchestre a donc été splendide amenant le drame à son terme dans la plus folle démesure comme la plus grande subtilité (le froissement de cymbale final) .
La mise en scène de Patrick Kinmonth est peut être plus picturale que dramatique. La référence à l’Arcadie est évidente et peut être un peu trop appuyée. Les costumes à l’antique en toile écru ont l’allure de ceux du début du XXème siècle. Ils manquent curieusement de simplicité et laissent un peu perplexe. Sauf la somptueuse robe bleu de Gaea. Le décor fonctionne bien mais l’aspect minéral de la grotte en carton pâte n’est séduisant qu’avec les très beaux éclairages de Zerlina Hughes. Pourquoi donc le montrer sans aucune magie, avant le lever du rideau ? La descente des murs de marbre après le meurtre commis par Apollon, par le nouvel enfermement produit et la beauté irrésistible du mur de fond rendent bien compte de la folie qui se révèle. Faut-il alors passer par le meurtre de Leukippos pour arriver à tant de beauté ? La “révélation” de l’arbre final n’est pas dans la tempo de la musique, il est frustrant de le voir si peu de temps et trop tard après les derniers mélismes de Daphné.
Toutes ces réserves sont minimes car le jeu d’acteurs est très efficace n’éludant pas les rapports violents entre les personnages. Les scènes de groupe sont efficaces et le choeur masculin, participe activement à l’action, mais surtout il est vocalement parfait avec des nuances magiques. la chorégraphie de Fernando Melo crée des vraies identités de personnages et les effets de masse sont très réussis.
La distribution est parfaitement équilibrée. Les ancêtre sont somptueux de présence tant vocale que scénique. Franz-Josef Selig est un Peneos charismatique à la voix d’airain. En mère tutélaire, Anna Larsson est d’une beauté stupéfiante. L’allure de cette grande et belle femme est associée à une voix de contralto d’une profondeur mielleuse. Son timbre rare diffuse des harmoniques d’une grande richesse. Les pâtres et les servantes sont excellents. Belles voix bien projetées et belles présences scéniques. Une mention particulière pour le duo féminin. Bénédicte Bouquet et Hélène Delalande, qui sont remarquables. Les timbre sont très assortis et brillants assurant une belle présence vocale dans une distribution terriblement efficace. Car les trois rôles principaux sont très difficiles. Daphné doit être un grand soprano pour dominer les sublimes lignes de chant de Richard Strauss. La jeunesse du timbre doit être évidente et la grâce du personnage doit être plus visible que sa vaillance.
Claudia Barainsky est une Daphné exceptionnelle. Le timbre est pur et la projection de la voix extraordinairement efficace. Jamais dominée par un orchestre très puissant elle fait face à toutes les exigences du rôle. Elle arrive à rendre son texte presque toujours compréhensible malgré la tessiture meurtrière ; et son jeux est très sensible. L’exhalation du personnage est très bien rendue et sa difficulté à se contenter des relations avec les humains également dans cette recherche d’absolue mortifère. Dans les duos avec ses deux amoureux, elle trouve une présence très différente rendant le personnage très intéressant.
Les deux ténors sont traités avec beaucoup d’exigences par Strauss. Lui même savait sa difficulté à écrire pour cette tessiture. Les deux rôles sont meurtriers. En Leukippos, le canadien Roger Honeywell est très touchant. La voix est brillante mais surtout le chanteur est particulièrement sensible, les tourments du jeune berger sont lisibles tant dans son chant que dans son jeu. Sa noblesse provoque également une vive sympathie. Mais le phénomène vocal le plus incroyable de la soirée est Andreas Schager. Ce ténor germanique tout longiligne a une voix de stentor. Il lui faut même un peu de temps afin de doser sa projection vocale face à l’orchestre et ses collègues. La puissance de cette longue voix semble sans limites. Le timbre est lumineux et le métal très noble. Cet habitué de Tristan et Siegfried doit être spectaculaire s’il a l’endurance nécessaire, ce que sa forme en fin de spectacle laisse entendre. Avec des moyens vocaux hors du commun, il campe un personnage altier, suffisant et méprisant. Apollon n’est pas n’importe qui ; même déguisé en bouvier. La morgue de l’acteur, son allure faussement nonchalante le rendent odieux et son abus de pouvoir en tuant un simple mortel relève de l’insoutenable. Mais en grand artiste Andreas Schager arrive dans son long monologue des remords à gagner la bienveillance du public. Pour une fois un puissant à qui tout réussit, arrive à susciter un début d’empathie… Après ce grand monologue en forme de prière, la dernière scène de transformation de Daphné devient une apothéose telle que nous l’attendions. La magie de cette dernière scène est totale avec de tels interprètes. L’orchestre est magnifique de couleurs, de nuances et d’impact. La voix de Claudia Barainsky semble sans limites capable d’une puissance terrible comme d’une douceur délectable. Le public comme en transe fait un triomphe à cette magnifique production, elle a toutes les qualités pour tourner dans les théâtres voulant rendre hommage à Richard Strauss dans un ouvrage fulgurant qui se révèle ainsi à la scène. Magistral.
Compte rendu, opéra. Toulouse.Théâtre du Capitole, le 19 juin 2014. Richard Strauss (1864-1949) : Daphné, tragédie bucolique en un acte, op.82 sur un livret de Joseph Grégor. Nouvelle production. Patrick Kinmonth : Mise en scène, décors, costumes ; Fernando Melo : Chorégraphie ; Zerlina Hughes, Lumières ; Distribution : Franz-Josef Selig, Peneios ; Anna Larsson, Gæa ; Claudia Barainsky, Daphné ; Roger Honeywell, Leukippos ; Andreas Schager, Apollo ; Patricio Sabaté, Premier Pâtre ; Paul Kaufmann, Deuxième Pâtre ; Thomas Stimmel, Troisième Pâtre ; Thomas Dear, Quatrième Pâtre ; Marie-Bénédicte Souquet, Première Servante ; Hélène Delalande, Deuxième Servante ; Choeurs du Capitole, direction Alfonso Caiani ; Orchestre National du Capitole de Toulouse ; Hartmut Haenchen, Direction musicale.