Toulouse, Festival Piano aux Jacobins, Saint-Pierre-des-Cuisines et Cloître des Jacobins, lundi 9 et mardi 10 septembre 2013
En l’espace de trente-trois ans, Piano aux Jacobins a fait de Toulouse-la-belcantiste une capitale internationale du piano. Depuis 1980 en effet, sous l’impulsion de Catherine d’Argoubet et Paul-Arnaud Péjouan-Cassanelli les fondateurs de la manifestation, tous les grands pianistes du monde s’y sont produits ou s’y produiront un jour. Plus nombreux encore sont ceux qui y ont été révélés ou qui s’y sont imposés parmi l’élite internationale de l’instrument-roi. Plus de deux cents pianistes de toutes générations se sont ainsi succédé dans le somptueux cadre du cloître de l’ancienne abbaye dominicaine des Jacobins et dans l’espace magique de Saint-Pierre-des-Cuisines et autres salles (1) avec, ces dernières années, un pourcentage conséquent de jeunes représentants de l’école française, « d’une qualité jamais atteinte et en aussi grand nombre », constate, heureux du phénomène, Paul-Arnaud Péjouan-Cassenalli.
Les lieux investis par Piano aux Jacobins sont à la fois de toute beauté et dotés d’acoustiques exceptionnelles. Les jauges sont aux justes proportions des récitals proposés, et le public reste assez proche des artistes pour une écoute en confidence. « Je viens tous les ans depuis la fondation du festival, me disait lundi un spectateur. Cette fois, j’ai pris un abonnement à tous les concerts, ce qui ne m’était pas arrivé depuis une dizaine d’années pour cause de déplacements à l’étranger. Cette fois, je me suis débrouillé pour décaler mes rendez-vous professionnels qui m’éloignaient de Toulouse. » Un autre se félicitait d’avoir pu entendre les plus grands pianistes, alors que sans Piano aux Jacobins il n’aurait pas été question pour lui d’y songer. Le succès et la résonance du festival sont tels que le concept et l’appellation Piano aux Jacobins s’exporte depuis un certain nombre d’années dans quatre villes de Chine (Pékin, Shanghai, Wuhan, Guangzhou) et en Italie (Spoleto).
Vingt-quatre pianistes se succèdent cette année à Toulouse en un mois de festival. Aux côtés des grandes figures que sont Richard Goode, Boris Berezovsky, David Frey ou Elisabeth Leonskaja, plus d’une quinzaine de jeune artistes sont présentés à l’insatiable curiosité du public, qui en redemande tant il est friand de découvertes. « Depuis 1980, Piano aux Jacobins présente son lot d’interprètes inconnus, remarque un Toulousain, et chaque fois je suis heureusement surpris par le talent de chacun. Je suis donc les yeux fermés ce que proposent les organisateurs du festival, et je suis fier d’appartenir à un public qui a découvert ici quantité de grands noms du piano contemporain. »
Récital Jonas Vitaud
Les deux jours que j’ai passés à Piano aux Jacobins m’ont permis de réentendre un jeune pianiste français particulièrement prometteur, Jonas Vitaud, et de découvrir son homologue géorgienne Nino Gvetadze. Le premier, âgé de trente-trois ans, disciple de Brigitte Engerer, Jean Koerner et Christian Ivaldi, se produit à travers l’Europe et jusqu’en Chine. Dans l’acoustique claire et singulièrement équilibrée de Saint-Pierre-des-Cuisines, il a ouvert son récital présenté sous l’égide du Palazetto Bru Zane, Centre de musique romantique française à Venise, sur six pièces de Félicien David (1810-1876). Ce compositeur célébré par Hector Berlioz est l’auteur d’un nombre considérable de pièces pour piano aux fragrances salonardes, alors-même que la sélection opérée par le pianiste sensée présenter les pièces les plus représentatives, sont apparues ternes et convenues, loin du génie de contemporains de David comme Alkan et Liszt… Ainsi Vitaud, malgré un Yamaha sonnant clair et parfaitement réglé, a-t-il eu du mal à entrer dans son récital, ces premières pièces étant pour le moins convenues. Mais, très vite, le pianiste français s’est fait plus onirique et imaginatif, avec une Gondoliera extraite de Venezia e Napolide Liszt, suppléments aux Années de pèlerinage, qui a précédé de poétiques Estampes et Île joyeuse de Debussy.
La suite du programme sortait des sentiers battus, avec une étonnante paraphrase sur les Maîtres Chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner réalisée par Hugo Wolf, suivie de deux autres paraphrases moins intéressantes de pages de Jules Massenet, l’une réalisée par son élève Henri Kaiser (1861-v.1932), le mièvre Sous les tilleuls extrait des Scènes alsaciennes pour orchestre, l’autre par Camille Saint-Saëns sur la célébrissime Mort de Thaïs que Vitaud a enchaînée à une autre mort tout aussi célèbre mais bien plus admirable et troublante, celle d’Isolde que Franz Liszt réalisa de façon incomparable sur la scène finale de Tristan und Isoldede Wagner. Depuis le plateau de Saint-Pierre-des-Cuisines, pas un détail n’a échappé à l’auditoire de la lecture contrastée et riche en couleurs et en intensité de Vitaud. S’attardant sur la même atmosphère de gravité et d’introspection, le pianiste a donné en bis, non sans les présenter avec talent, l’une des quatre Valses oubliées de Liszt aux élans énigmatiques suivie du premier des Trois préludes d’Henri Dutilleux, le merveilleux D’ombre et de silence dont Vitaud a remarquablement suggéré les magnétiques envoûtements.
Récital Nino Gvetadze
C’est un programme d’une impressionnante difficulté, avec rien moins que deux des œuvres de la littérature pianistique les plus complexes du répertoire romantique, que Nino Gvetadze a présenté mardi pour sa seconde participation au festival toulousain dans un cloître des Jacobins archi-comble : la Wanderer Fantasie op. 15 D. 760 de Schubert et les Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Née voilà vingt-cinq ans à Tbilissi, où elle a fait ses études au conservatoire avant de les poursuivre à partir de 2003 à Amsterdam, où elle vit désormais, élève de Jean-Yves Thibaudet, entre autres, Deuxième Prix du Concours Franz Liszt de Budapest en 2008, Nino Gvetadze est de ces artistes que l’on n’oublie plus après les avoir écoutés. Dotée de mains fines à l’écartement limité et aux doigts minces mais musclés et puissants, la jeune pianiste peut tout jouer avec une digitalité à toute épreuve et un nuancier infini qui lui permettent d’exhaler de son Steinway une palette de couleurs d’une ampleur phénoménale.
Jouant sans emphase, souplement assise devant le clavier, il émane de son être une présence avenante et une concentration à toute épreuve. Dans une première partie entièrement consacrée à Schubert, si son approche du Moment musical n° 2 en la bémol majeur op. 94 D. 780 s’est avérée distanciée et étrangement vidée de sa substance, au point que la pièce est apparue comme un échauffement, l’Impromptu n° 4 op. 90 D. 899 s’est fait plus carné, chantant en toute luminosité, introduisant avec brio une vibrante Wanderer Fantasiedirectement enchaînée à l’impromptu. La jeune pianiste a le talent de la narration, tenant son public en haleine, le conduisant où elle veut, attirant son attention sur un détail tout en ne négligeant pas la globalité. Ainsi, sa Wanderer apparaît -elle comme un vrai parcours initiatique à travers une multitude de paysages et de climats, de l’emportement jusqu’à la désolation, en passant par l’élan, la flamme, l’introspection.
Cette jeune femme à la frêle silhouette a donné ensuite une interprétation étincelante desTableaux d’une exposition de Moussorgski enluminée par une incroyable richesse de sons et de couleurs magnifiée par une impressionnante puissance de jeu préservant une continuelle transparence, une sensualité qui rappelle combien Debussy est redevable à Moussorgski. Ses doigts courant tels des funambules prestidigitateurs sur les touches du piano, elle réussit le prodige de ménager des contrastes inouïs, au point que l’on croirait entendre un orchestre entier sortir du coffre du piano. Il est grand temps que Paris découvre enfin à son tour cette superbe musicienne.
Bruno Serrou
Photos : © Bruno Serrou
Une Chronique de Classique d’aujourd’hui
1) Outre le cloître des Jacobins et Saint-Pierre-des-Cuisines, le festival Piano aux Jacobins investit la Halle aux Grains pour les concerts avec orchestre, l’Escale et le Musée des abattoirs