C’est un peu incroyable, mais ce Chant de la Terre, si aimée et si connu des discophiles n’aurait été donné qu’une fois à Toulouse et dans de mauvaises conditions. Je ne sais si cela valait la peine d’attendre mais à la fin de ce concert, sur les derniers Ewig, plus d’un aura eu, la gorgé serrée par l’émotion ou les larmes au bord des yeux, à la pensée qu’une si belle interprétation ne s’entend pas souvent dans une vie. Prenant le concert à rebours pour parler du meilleur disons que ce dernier Lied, dont les ultimes vers sont de la plume de Mahler, est la pièce, parmi tant de confessions sublimes, la plus proche de l’état d’âme de Mahler avant sa mort. Lorsqu’il composa cet hymne à la vie, qui perdure bien au-delà d’une humaine existence, il se sait condamné et par un extraordinaire travail de mélancolie l’accepte. Il faut des interprètes de tout premier plan pour rendre à ce chef-d’œuvre la part qui lui revient. Non seulement une voix profonde, généralement de femme, mais pas obligatoirement, quatre instrumentistes solistes au sommet, hautbois, flûte, cor et clarinette. Le chef doit discipliner un grand orchestre symphonique pour en faire un maelström de chambristes aguerris. L’orchestre du Capitole de Toulouse ne cesse de progresser mais a depuis longtemps compté une famille de bois de niveau international. Ainsi ce soir, les meilleurs solistes se sont retrouvés pour des moments de sublime harmonie. Sandrine Tilly à la flûte a dialogué avec la voix pour suggérer toute la délicatesse du chant des oiseaux. Le hautbois hyper lyrique et sensible de Christian Fougeroux a phrasé ses mélodies comme un ange. Le cor de Jacques Deleplancque a cette couleur si mélancolique et cette précision qui fait de ses appels des moments de grande poésie. La clarinette de David Minetti se coule avec bonheur dans les moindres interstices de la partition pour animer la langueur des courbes mahlériennes. Gong, celesta et mandoline apportant leurs couleurs originales, avec précision et délectation. Tous les instrumentistes ont participé, avec tact et efficacité, à ce moment de grande musicalité. La soliste vocale, Christiane Stotjin est une mezzo-soprano au timbre assez clair capable de mille colorations. Si le bas de la tessiture n’a pas l’ampleur de certains contraltos, les phrases aigues ont une capacité à s’alléger et à planer vers les cieux comme peu savent le faire. Mais cette chanteuse est avant tout musicienne et des plus fines. La construction de sa très belle et personnelle interprétation repose sur un texte dit avec une admirable théâtralité. À la fois actrice et tragédienne, la beauté de son visage éclairé par son chant inspiré, nous ont fait comprendre les moindres intentions des poèmes. Comme cet adieu mélancolique est fort, triste et beau à la fois. La vie humaine et si courte mais peut être si intense ! Cet Abschied, qui dure tant et ici sur un tempo très étiré, a été un moment de pur bonheur partagé. Une telle intensité et une telle sensibilité dans une voix si ductile est pure Poésie.
Cette apothéose qui a offert une émotion si précieuse s’intégrait dans un concert assez hétérogène. Le chef invité, Juanjo Mena, jeune baguette espagnole qui vient de prendre ses fonctions au BBC Philharmonic a fait jusqu’ici un parcours sans faute, gravissant les plus beaux échelons. Incontestablement il a des qualités de lyrisme et de coloriste enviables. Mais ne connaissant pas bien les pièges acoustiques de la Halle-aux Grains il a laissé bien souvent l’orchestre sonner trop fort. Cela a été fatal pour le ténor. Ainsi Das Trinklied avec sa frénétique entrée, a été trop brutale et n’a pas permis à Robert Dean Smith d’offrir tout l’airain de son timbre. Pourtant quel Empereur de la Femme sans Ombres il a été au Capitole et quel Chénier aussi ! Les spectateurs de côté ont certainement eu du mal à l’entendre malgré une projection admirable. Aigus aussi beaux que claironnants, graves sonores et medium coloré font de cette voix celle d’un vrai heldenténor stylé. Mais avec un tel déferlement orchestral il a fallu la délicatesse de Von der Jugend pour découvrir les qualités vocales de ce ténor si malmené. Avec ses qualités si humaines et sensibles, Christiane Stotjin a illuminé de sa présence ses deux autres Lied, dits avec un art de Liedersängerin accomplie.
Quand à vouloir offrir une première partie au Chant de la Terre, œuvre si riche, cela ne coule pas de source. Le choix de donner une lecture du seul mouvement complètement orchestré de sa dixième symphonie n’est pas une mauvaise idée car la mélancolie mahlerienne y coule de la même eau. Las le chef et l’orchestre ne se sont pas trouvés au-delà de beaux moments fragmentaires. Le sens du discours, la construction si moderne et les audaces sont ici absents… la gestion des nuances, la souplesse et l’ampleur des phrasés également… Dommage !
C’est toute l’intense beauté de l’Abschied qui laissera un souvenir ému inoubliable et pour longtemps.
Toulouse. Halle-aux-Grains . Le 11 novembre 2011. Gustave Mahler (1860-1911) : Symphonie n° 10, Adagio ; Das Lied von der Erde. Christiane Stotjin, mezzo-soprano ; Robert Dean Smith, ténor ; Orchestre National du Capitole ; Direction : Juanjo Mana.
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Hubert Stoecklin
Photos : Marco Borggreve