Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Il faut toujours revenir à Patrick Modiano, piocher au hasard et souvent dans sa riche bibliographie. Par exemple en reprenant Un pedigree, publié en 2005. « Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree. Ma mère et mon père ne se rattachent à aucun milieu bien défini. Si ballottés, si incertains que je dois m’efforcer de trouver quelques empreintes et quelques balises dans ce sable mouvant comme on s’efforce de remplir avec des lettres à moitié effacées une fiche d’état civil ou un questionnaire administratif (…) J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire, et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. Il ne s’agit que d’une mince pellicule de faits et gestes. Je n’ai rien à confesser ni à élucider et je n’éprouve aucun goût pour l’introspection et les examens de conscience », écrit le prix Nobel de littérature.

Patrick Modiano © C. Hélie
Autofiction, récit autobiographique ou roman ? Où ranger Un pedigree dont la couverture ne porte aucune mention de genre ? Au fond, peu importe. Voici un parfait condensé en cent vingt pages d’une œuvre aussi singulière que fascinante. C’est une banalité que l’on rappelle, mais Modiano fait partie de ces écrivains qui ont créé un univers. Il a même droit à son adjectif : « modianesque ». Dans « modianesque », il y a Paris la nuit, le goût des dates, des patronymes ou des adresses égrenés avec la précision d’un greffier, les ombres et les fantômes de l’Occupation, un balancement entre le flou et le précis, le mystère et le sens aigu du détail… Ces clichés sont vrais, mais ne disent rien du style de l’écrivain. Une langue souple et tranchante, sans graisse, avec un rythme qui tient à la fois du monologue intérieur et de l’harmonie musicale.
Papiers d’identité
Depuis La Place de l’Étoile en 1967, Modiano écrit à peu près le même livre. D’ailleurs, ses romans ou récits forment une sorte de long et unique ouvrage que l’on peut ouvrir au hasard et que l’on reconnaît aussitôt. Ce romancier archiviste plonge sans cesse dans le maelström de la mémoire. Sa mémoire, la mémoire collective, la mémoire de personnages réels ou inventés. C’est un kaléidoscope ou un manège. On en ressort souvent avec les yeux brouillés et le cœur à l’envers. On lit un livre de Modiano comme l’on va à un rendez-vous amoureux. Il sera mémorable ou bien on l’oubliera.
En fait, on ne sait pas vraiment pourquoi on aime, on aime moins ou on n’aime pas un livre de Modiano. Dans Un pedigree, l’écrivain raconte les vingt et une premières années de sa vie jusqu’à son entrée en littérature. Cela aurait pu s’appeler État civil si Drieu – qu’il a si bien lu – n’avait pas déjà pris le titre. Les premières phrases donnent le ton : « Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, 11 allée Marguerite, d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation. J’écris juif, en ignorant ce que le mot signifiait vraiment pour mon père et parce qu’il était mentionné, à l’époque, sur les cartes d’identité. Les périodes de haute turbulence provoquent souvent des rencontres hasardeuses, si bien que je ne me suis jamais senti un fils légitime et encore moins un héritier. » On croise des silhouettes improbables échappées d’une haute pègre demi mondaine, des destins baroques et fracassés, une époque « entre chien et loup », et bien sûr les parents de l’écrivain : « Deux papillons égarés et inconscients au milieu d’une ville sans regard. » Aucun pathos, aucune pose, mais une émotion, une pudeur et une élégance bouleversantes. On comprend au premier tiers du livre, au détour d’une phrase lâchée comme un couperet, que le cœur secret du livre – et sans doute de la vie de Modiano – est ailleurs. Qu’il n’en sera pas question ici. Et que tout le reste n’est que littérature. Ce qu’il fait avec une grâce rare.