Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Et ne reste que des cendres d’Oya Baydar
Le propre des grands romans est de dépasser autant leur cadre historique que leur strict sujet pour atteindre des motifs universels et intemporels. La preuver avec Et ne reste que des cendres, paru en France en 2015, et dont l’action se déroule en Turquie du milieu des années 1960 à la fin des années 90. Les « guerres changent, mais les passions, les souffrances, les bassesses et l’héroïsme des humains ne changent pas », écrit d’ailleurs la romancière turque. Stratégie de la tension, provocations, terrorisme et contre-terrorisme, guérilla et contre-guérilla, « Etat profond » : rien n’est vraiment nouveau et cependant tout a changé. En ces années soixante-dix et quatre-vingt, ponctuées de coups d’État militaires et de répression féroce, la plupart des personnages que met en scène Oya Baydar croient en la révolution et en l’idéal communiste. Notamment Ülkü, jeune militante qui connaîtra la prison et l’exil avant de devenir journaliste au sein d’un grand quotidien parisien. Elle aime les idées, n’oublie pas pour autant de vivre et d’aimer.
En dépit des épreuves, l’enthousiasme est intact : « L’été 1973 fut un bel été, plein d’espoir et de promesse. Même si les prisons étaient bondées, même si les procès menés sous l’état de siège se poursuivaient, la promulgation d’une amnistie semblait certaine. Le souvenir douloureux de la potence, des morts, des disparus était encore vif, mais on croyait que le sang versé ne resterait pas impuni. » Des compagnons tombent, d’autres se lèvent à leur place. Les années soixante-dix s’achèvent dans le terrorisme, l’anarchie et le chaos. Qui tire les ficelles ? L’armée ? Les services secrets ? La CIA ? L’OTAN via le réseau Gladio ? Le pays est au bord de la guerre civile. Le coup d’Etat du 12 septembre 1980 sonne la fin de la récréation et prétend sauver la République. La répression frappe durement la gauche et les communistes, mais Moscou s’abstient de toute critique. Moins de dix ans après, le communisme s’effondre à l’Est, le mur de Berlin tombe. En Turquie comme ailleurs, ceux qui s’étaient battus pour la révolution immense et rouge ont la gueule de bois…
Illusions perdues
Et ne reste que des cendres brasse brillamment la grande Histoire et les destinées individuelles. Nul didactisme ni lourdeur dans cette fresque de près de six-cents pages jonglant de façon virtuose avec les époques et les points de vue au gré de flash-back qui transportent le lecteur de Paris à Istanbul en passant par Moscou et Leipzig. On songe aux Poneys sauvages de Michel Déon pour cette faculté à donner chair et vie à des êtres emportés par des mouvements et des événements plus grands qu’eux. Même amertume face aux illusions perdues charriées par la politique : « Les gens croient en quelque chose, ils se battent, ils donnent leur vie. Et après, au final, ce à quoi ils ont consacré leur existence disparaît et s’évanouit devant leurs yeux. » Orphelins, vaincus de l’Histoire, ils furent des « voyageurs engagés sur une longue route, pleins de force, d’espoir et de persévérance au départ, puis fatigués et tristes à la fin. »
Oya Baydar, dont la propre trajectoire n’est pas sans évoquer celle de son héroïne, restitue avec finesse la grandeur et le dérisoire de ces combats : « Même si nous ne parvenions pas au but, l’indicible plénitude de marcher sur ces routes nous suffisait. Comparée à la génération actuelle, la nôtre, avec ses fascistes et ses gauchistes, était étrange : une génération passionnée, engagée, qui croyait en la libération et qui s’était donné une mission… Qu’en est-il aujourd’hui ? » On ne peut pas mépriser l’espérance et la force que conférait la pureté naïve de la jeunesse, mais cette jeunesse ne reviendra plus et « Quelle révolution peut remplacer la vie de ceux qui sont morts en son nom ? ». Le temps a filé entre leurs doigts, comment ont-ils fait tenir tant de morts et tant d’enterrements dans leurs vies ?
Et ne reste que des cendres – Phébus