Critique opéra. Orange : Chorégies 2025. Théâtre Antique, le 6 juillet 2025. Giuseppe Verdi (1813-1901) : Il Trovatore. Version de concert spacialisée. Anna Netrebko, Leonora ; Marie-Nicole Lemieux, Azucena ; Yusif Eyvazov, Manrico ; Aleksei Isaev, Il Conte di Luna ; Grigori Shkarupa, Ferrando ; Claire De Monteil, Ines ; Vincenzo Di Nocero, Ruiz, un messagero ; Stefano Arnaude, un veccio gitano. Lumières : Vincent Cussey ; Chœurs des Chorégies d’Orange, des opéras d’Avignon et de Marseille, coordinateur des chœurs : Stefano Visconti ; Orchestre Philharmonique de Marseille ; Direction : Jader Bignamini.
Le meilleur Trouvère du moment donné à Orange.
Les Chorégies d’Orange depuis mon adolescence donnent le tempo de l’été des Festivals. Cette année tout particulièrement ce Trouvère je l’attendais. Le concert de 2023 ici même m’avait fait comprendre qu’Anna Netrebko était la meilleure Léonora de l’époque et pouvait rivaliser avec les plus grandes de la discographie. L’entourage de la Diva de cette production promettait beaucoup. Non seulement le pari d’une version de concert a rempli le théâtre mais nous avons été beaucoup à penser que nous avions là le meilleur Trouvère possible du moment. Les 4 meilleurs chanteurs du monde, un orchestre rutilant, un chef engagé et des chœurs superlatifs. Et je rajouterai : pas de mise en scène antimusicale et prétentieuse (La production de la Bastille avec pourtant Alagna m’avait beaucoup déçue).
Le Trouvère idéal à Orange ce soir ? oui, oui
Par ordre d’entrée en scène le chœur est immensément satisfaisant dès ses premiers instants : Puissance, rondeur sonore, homogénéité, phrasés verdiens accomplis tout nous enchantera au long de la soirée. Les hommes avec Ferrando en entrée puis les dames nous y reviendrons. Justement une incroyable surprise nous a saisi. Le Ferrando de Grigory Shkarupa est surprenant de jeunesse, de beauté vocale et de précisons dans les vocalises. Un Phrasé souverain complète une chant Verdien post belcanto absolument accompli. Car on ne le dira jamais assez la partition de Verdi est pleine de moments belcantistes virtuoses pour tous les rôles et pas seulement pour Leonora. Une tradition détestable qui nous affublait de voix vieillies et peu souples pour le rôle de Ferrando aura vécu ce soir. Voici un rôle qui peut être passionnant. Grigory Shkarupa, basse russe au timbre somptueux a une technique belcantiste accomplie et un engagement scénique de premier ordre. Son Ferrando est idéal d’intelligence. Car après tout ce sont ses interventions qui feront condamner Azucena.

Grigory Shkarupa, Ferrando
L’entrée en scène d’Anna Netrebko en Leonora est magique. Sa silhouette amincie dans une robe d’un beau vert Véronèse est un enchantement. Elle occupe l’espace avec science et naturel. Il n’y a pas besoin de d’avantage de mise en scène : le personnage noble, à l’âme romantique et passionnée est devant nous. De discrètes projections vidéo rajoutent à la poésie magique du Théâtre antique. Si le premier tableau représentait un château fort écrasant il se pare de forêts et ce vert de nature s’accorde à la robe de Leonora. C’est aussi simple que beau.

Anna Netrebko, Leonora et Claire De Monteil, Ines
Que dire du chant de Netrebko qui n’ai pas été dit ? Ce qui empoigne d’emblée est un timbre riche et homogène sur toute la tessiture avec un medium voluptueux et des graves moelleux. Parmi les plus grandes Leonora celle de Leontine Price souffrait de graves creux. Cette facilité vocale, ce confort sur toute la tessiture donnent beaucoup de noblesse à la Leonora de La Netrebko. Le tempo modéré de son air d’entré permet à la poésie de se dégager, celle d’un chant soutenu et passionné. Les trilles sont beaux, les vocalises allégées précises et les piani aigus célestes. La cabaletta est donnée avec la reprise. Elle a dans cet air toutes les qualités des plus grandes Leonora : Ponselle, Callas, Crespin, Price, Caballe…

Anna Netbrebko, Leoonora et Yusif Eyvazov, Manrico

Aleksei Isaev, Le conte De Luna
Au loin, projetant sa voix avec des sons très ouverts le Manrico de Yusif Eyvazov, est jeune, et passionné. Le qui-pro-quo passé le trio permet aux chanteurs de s’accorder dans un tempo souple très bien négocié par le chef italien, Jader Bignamini. Nous sommes entrainés dans le premier ensemble du Trouvère avec enchantement. Le Conte de Luna du baryton russe Aleksei Isaev,n’a que de courtes interventions avant ce trio complexe. Il impose un personnage sombre et rongé par l’amour autant que la jalousie. Les vocalises doublées par une veloce trompette sont un peu floues. Si les hommes sont impeccables le soprano à la fois agile et au timbre si émouvant d’Anna Netrebko domine incontestablement. La fin de l’acte I permet au public de faire un triomphe aux chanteurs.
Après un chœur des gitans puissant et nuancé l’entrée en scène de l’Azucena de Marie-Nicole Lemieux fait sensation. Timbre mordant, légato suprême et vocalises ciselées, son Azucena est de haute tenue. Pas un accent vulgaire, pas une note trop poitrinée, beaucoup de nuances et un phrasé varié évoquent cette héritage du belcanto que Verdi garde en demandant de le dépasser. L’émotion que ce chant produit donne au personnage une folie, un pathos inconnus. C’est à la fois un chant élégant, racé et émotionnellement puissant. Le duo avec Manrico est riche en échanges et émotions partagées. Le ténor trouve des accents plus nobles, ose des messa di voce subtils. Les oppositions, les contrastes saisissants viennent de très belles nuances vocale et de couleurs variées chez la mezzo-soprano canadienne. Le personnage va acquérir une dimension nouvelle faite de folie plus que de manipulations volontaires. Le coté halluciné est prégnant. Marie-Nicole Lemieux est une Azucena historique.

Marie-Nicoel lemùieux, Azucena et Yusif Eyvazov, Manrico
Nous allons maintenant détailler le Conte du baryton Aleksei Isaev. Son air amoureux, puis sa jalousie et son désir fulgurant pour Leonora permettent au baryton d’utiliser sa palette vocale et son art du chant pour camper un personnage complexe. Le beau timbre est en lui-même porteur d’une part de mélancolie. Dans le Hollandais à Toulouse le mois dernier sa prise de rôle nous avait ébahi par une maturité inouïe. Il range le Conte parmi les méchants d’avantage maudits qu’uniquement pervers. La noirceur du personnage indéniable se teinte de tristesse. La ligne mélodique est avec cet artiste toujours précise, le texte habité, le drame magnifié. Dans le quintet qui termine la scène, Leonore sauvée par Manrico des griffes du conte, le drame s’étire et se distord ; le chef Jader Bignamini laisse aux chanteurs la souplesse nécessaire. Il tient son orchestre à leur disposition, ainsi le lyrisme prend le pouvoir. Pourtant dans les grands ensembles et la juxtaposition des chœurs (admirable choeur de nones) il structure solidement l’édifice.
La grande scène suivant entre Azucena et les hommes du conte est entièrement dominée par une Marie-Nicole Lemieux absolument géniale. Son chant nuancé subtilement et très contrasté lui permet de camper un personnage complexe à la fois effrayant et lamentable. Son Azucena est absolument complète, comme je n’en connais pas d’autre, y compris aux disques.
La suite de l’opéra confirme la perfection vocale des interprètes, leur sens du drame. La grande scène de la tour est le moment capital de la soirée. La Leonora d’Anna Netrebko est immense, complexe, complète. Vocalement, scéniquement elle incarne une jeune noble belle, fragile et puissante par la force de son amour. Les trilles lents sont admirables, le legato ensorcelant, les nuances inouïes donnent au personnage une grandeur fascinante. Le Miserere atteint au sublime espéré. Le Manrico au timbre clair de Yusif Eyvazov devient de plus en plus émouvant et se range au niveau exceptionnel de la soprano.
Puis la scène terrible avec le conte offre aux deux superbes chanteurs une confrontation spectaculaire. Le tempo souple et retenu permet une superposition très dramatique. Lumière et noirceur se combattent comme rarement. La scène dans la prison d’Azucena et de Manrico arrachera des larmes, le ténor comme contaminé par tant de beau chant utilise des messa di voce d’un incroyable pouvoir émotionnel.

Anna Netrebko et Aleksei Isaev, Luna
Le chant angélique et sacrificiel de Leonora ne peut être plus pur ni plus émouvant. Le final avec son abrupte fin laisse le dernier mot à Azucena victime elle-même de sa vengeance. Le public abasourdi exulte rapidement dans des applaudissements nourris.
Claire De Monteil est une Ines compatissante à la voix solide ; Vincenzo Di Nocero est Ruiz et un messager de manière très convaincante son intervention devant la tour est dramatiquement très juste ; Stefano Arnaude est un vieux gitan sonore. Pas de doutes que ces jeunes chanteurs de petits rôles se souviendront d’avoir participer habilement à ce Trouvère historique !
L’orchestre philharmonique de Marseille tout le long de la soirée a été magnifique avec timbales extrêmement dramatiques, cuivres exacts et bois émouvants. Le chef Jader Bignamini est de toute évidence amoureux du chant et soigne admirablement la souplesse tout en gardant fermement la structure dans les ensembles. Le voir applaudir les chanteurs en même temps que le public en dit long. Seuls ceux qui rêvent encore des chefs à la Toscanini, cauchemar des chanteurs, ne l’apprécieront pas. J’ai été charmé par la souplesse, les nuances et les couleurs que sa direction a obtenus. L’admirable travail du coordinateur des chœurs, Stefano Visconti permet au chœurs de se distinguer par une perfection rare.
Quel drame ! Quel chant ! Quelle soirée ! Le public très nombreux à Orange ce soir n’a apparemment pas souffert de l’absence de mise en scène. Le chant verdien au sommet par des artistes tous au sommet d’un art parfait, le drame qui en est né, ont conduit le public à l’extase. Avec une température très clémente, le ciel couvert s’est éclairci en cours de soirée et la lune a resplendi. Rendez-vous est donné pour la Force du Destin toujours de l’immense Verdi, dans de même conditions scéniques le 20 juillet.
Hubert Stoecklin
Photos: Philippe Gromelle Orange