Aurélien Bory ou l’art de donner la vie à l’espace.
Aurélien Bory n’est pas un metteur en scène comme les autres. Absolument inclassable et pourtant reconnaissable rapidement dans sa manière unique de convoquer l’espace comme interprète principal de ses créations les plus diverses. Un beau livre d’images rend compte de ce rapport central à l’espace, paru en 2018 chez Actes Sud image il a pour titre : L’espèce dans l’espace.
Aurelien Bory nous avait également dit combien de scientifique titré, il a quitté ce monde étroit à son gout, a été attiré par la beauté, a été gagné par la poésie du mouvement, puis la puissance du texte, avant de retrouver son goût de l’expérimentation scientifique dans une exploration fine de ce qui constitue l’espace mis en scène.
Le spectacle de ce soir, aSH ne ressemble à rien d’autre, il est tout à fait singulier, pourtant il va bien dans la production d’Aurélien Bory. Il fait partie de trois portraits de femme. La pièce aSH a été écrite pour Shantala Shivalingappa par Aurélien Bory et ce portrait met le génie de la danseuse et chorégraphe indienne en lumière. Cette artiste est également inclassable car autant parfaite dans la danse traditionnelle de ses racines indiennes que dans la danse moderne où elle a été révélée par Maurice Béjart et a travaillé entre autres avec Peter Brook et Pina Bausch. Sorte d’incarnation du Dieu Shiva, Shantala Shivalingappa, ce soir seule sur scène avec le seul mur de fond elle va créer le monde. Du noir et du silence vient cette création inouïe. D’abord face au mur dans un silence assourdissant de vide, elle semble convoquer les mouvements de la matière. L’effet est puissant. Avec une musique d’une rare subtilité, le percussionniste Loïc Schild est un partenaire très attentif. Les manipulations du mur du fond, des ventilateurs, des bruits terribles, donnent l’impression d’une œuvre noire, secrète, défendue et réservée aux seuls initiés mais à nous révélée. En somme le Dieu Shiva dans ses différents rôles. Les éléments de la matière vont ainsi être révélés. Le mur solide d’abord, puis le vent, l’eau et enfin la cendre. La beauté des éclairages, la perfection de leur évolution, l’efficacité des mouvements du décor, mais surtout la sublime élégance du moindre geste de Shantala Shivalingappa forment un tout inoubliable. Les moments de pure grâce sont nombreux. La danseuse inspirée crée le monde et de la cendre symbole de mort va faire œuvre de vie. Elle va terminer en s’enveloppant, couverte de cendre dans une toile. Elle va traverser la toile pour disparaitre et réapparaître face au mur du fond comme elle a débuté. Il y a un moment symbolique fort avec cette incroyable calligraphie au pied sur le sol couvert de cendre, c’est un moment de pur génie créatif. La beauté des gestes de Shantala Shivalingappa ne peut se raconter, le spectateur reste séduit et comme interdit par tant d’élégance et de grâce humaine. Mais ce qui est pour moi le plus incroyable est la beauté des gestes du pied. Et c’était de son pied, se servant de l’autre jambe comme d’un compas, qu’elle avait tracé des cercles parfaits, qu’elle avait martelé le sol de pas répétés pour créer une sorte de Mandala entre terre et ciel. La partition musicale de Joan Cambon est admirablement interprétée par Loïc Schild entre murmures et grondements terrifiants. Avec les bruits derrière le mur, le son a lui aussi créé un monde mouvant, participant à l’acte de création divin entre silence et cataclysme.
Ce spectacle fort n’est pas une pièce de théâtre, ce n’est pas un ballet, ce n’est pas un conte, ni un mythe, c’est probablement tout cela. Il contient suffisamment de place afin que chacun puisse y inscrire en toute liberté ses réflexions et ses associations. Aurélien Bory et Shantala Shivalingappa ont su se rencontrer, se séduire, se comprendre et se respecter pour créer un monde commun de beauté, dépassant la peur de la mort.
C’est un important moment créatif et je pense que dans la prochaine mise en scène d’Aurélien Bory : Parsifal de Wagner au Théâtre du Capitole, il va se servir de cette expérience. Nous savons que Wagner a également puisé dans les mythes hindous pour son Parsifal et non uniquement dans les mythes nordiques dont la quête du Graal. La complexité et la richesse du travail d’Aurélien Bory ne peut se comprendre vraiment à la vision unique d’un de ses spectacles. J’ai en tout cas été ébloui par aSH. J’ai été trop distrait par la musique dans sa mise en scène du Barbe Bleue de Bartok en 2015. J’ai pu comprendre bien des éléments de son spectacle ESPAECE en 2018 que j’ai vu plusieurs fois à Avignon, Toulouse et Paris. Je ferai tout pour rendre compte de la richesse de son travail sur Parsifal en janvier au Capitole : Parsifal, chef d‘œuvre dans lequel le temps et l’espace fusionnent.
photos : Aglae Bory
Lien vers le livre d’Aurélien Bory : L’espèce dans l’espace.
https://www.agnesdahanstudio.com/fr/projet/Bory/Livres
Compte rendu spectacle Théâtre, Toulouse , Théâtre de la Cité, le 14 décembre 2019. aSH . Pièce d’Aurélien Bory pour Shantala Shivalingappa ; Conception, scénographie et mise en scène : Aurélien Bory ; Spectacle accompagné par le Théâtre de la Cité dans le cadre du Portrait/Paysage d’Aurélien Bory ; Avec : Shantala Shivalingappa, danse ; Loïc Schild, percussions ; Chorégraphie : Shantala Shivalingappa ; Collaboration artistique : Taïcyr Fadel ; Création lumière : Arno Veyrat assisté de Mallory Duhamel ; Composition musicale : Joan Cambon ; Conception technique décor : Pierre Dequivre Stéphane Chipeaux-Dardé ; Costumes : Manuela Agnesi avec l’aide précieuse de Nathalie Trouvé ; Régie générale : Arno Veyrat ; Régie plateau : Thomas Dupeyron ou Robin Jouanneau ; Régie son : Stéphane Ley ; Régie lumière : Mallory Duhamel ou Thomas Dupeyron ; Direction des productions : Florence Meurisse ; Administration : Clément Séguier-Faucher ; Chargée de production : Justine Cailliau Konkoj ; Coproduction: ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, Festival Montpellier Danse 2018, Agora – PNAC Boulazac-Nouvelle-Aquitaine, La Scala – Paris, L’Onde Théâtre Centre d’Art de Vélizy-Villacoubla.