Peut-on, en musique, créer à partir de rien ? S’abstraire totalement des héritages et de l’air du temps et n’écouter que ses tripes ? A ceux qui ont digéré la frustration de cette quête impossible s’ouvre la voie royale de l’aventure et de l’innovation, une posture d’artisan inspiré, affranchi des académismes, et qui autorise mêmes toutes les rages, toutes les audaces.
Ryan KEBERLE, Vincent COURTOIS, Jeff BALLARD, Frank WOESTE © photo Pauline Penicaud
Voici celle du projet jazz REVERSO et de son premier album Suite Ravel , par lequel l’innovation est questionnée au fil d’une traversée musicale en forme de jeu de miroirs entre l’œuvre d’un musicien des années ’30 : Maurice Ravel – l’homme au célèbre Boléro mais pas que ! – et ce qu’elle inspire dans leur langue jazz du 21e siècle aux leaders du projet REVERSO : Frank Woeste, pianiste d’origine allemande vivant en France, et Ryan Keberle, tromboniste américain.
Sur la table, il y a Le Tombeau de Couperin, une œuvre composée entre 1914 et 1917 par Ravel sur le thème de l’amitié et en hommage aux compositeurs français du XVIIIe qu’il adorait. Posé comme ça, d’accord, ça fait un peu vieux meuble! Tssss… Ravel, faut savoir, est un inventeur fertile, branché sur l’innovation en permanence, tous capteurs dehors, et pas que pour le style . Ravel, faut savoir ça, fut un des premiers musiciens « classiques » à s’inspirer des développements harmoniques et du tout-puissant potentiel d’impro du Jazz. En tournée au USA en 1928, il a pu dire :
Vous, les Américains, prenez le jazz trop à la légère. Vous semblez y voir une musique de peu de valeur, vulgaire, éphémère. Alors qu’à mes yeux, c’est lui qui donnera naissance à la musique nationale des États-Unis.
Juste retour des choses, c’est par la suite l’impressionnisme de Ravel qui influencera des pointures comme Miles Davis, Herbie Hancock, et bien d’autres.
Faire du neuf avec du vieux, c’était le challenge de Ravel et ce sera celui du projet REVERSO. Mais façon Haute-Couture, rénovation d’architecte, création de chef étoilé. Comme Ravel, Woeste et Keberle partent d’une forme ancienne : la suite baroque française, composée de six mouvements, pour la développer, la décliner, la conjuguer, sublimer sa grammaire dans un storytelling labyrinthique et envoûtant. C’est soyeux puis ça gronde. On passe des volutes au beat entêtant. Des fois on est perdus, tous sens brouillés comme au palais des glaces, puis le thème nous rattrape, à la sortie des rapides. Ce truc est vivant !
Nous pensions qu’il était intéressant de voir comment Maurice Ravel parvenait à prendre quelque chose d’ancien et ensuite à créer, donnant cette musique incroyablement innovante et moderne, basée sur cette forme ancienne. Voilà ! Nous avons essayé de faire la même chose. (Ryan Keberle)
Pour restituer toutes les nuances de ces registres harmoniques dans un esprit de quatuor à cordes, Frank Woeste a voulu rapprocher les textures du trombone de Ryan avec celles du violoncelle de Vincent Courtois, misant sur l’amplitude chromatique de cet instrument chaleureux qui évoque tant la voix humaine. Avec le batteur et percussionniste Jeff Ballard, Frank a trouvé un musicien ouvert aux explorations et garant d’une base rythmique qui est l’interface essentielle pour un dialogue avec les compositions de Ravel.
Faire du neuf avec du vieux, c’est pas qu’une formule. Les rappeurs les plus intègres reconnaissent avec émotion que leurs racines plongent dans le blues le plus pauvre, celui du Delta du Mississippi des années ’30, qui remontera ensuite vers Chicago en s’électrifiant. Même pulsion, même urgence.
La Suite RaveI du projet REVERSO ne raconte pas autre chose : un voyage chaque fois réinventé. Simplement ici, la suite Jazz est plus complexe qu’un blues ou qu’un son rap, plus sinueuse, mais pas grave : c’est le flux qui compte non ? Le trajet de la rivière en entier, ce qu’on traverse au pays des émotions, où elles nous mènent.
Une suite en musique, c’est peut-être la forme la plus adaptée pour accueillir une histoire. Une belle histoire, bien fichue, en littérature, au cinéma, en peinture, c’est tout ce qu’on demande non ? De Ravel à Reverso, toutes frontières abattues, c’est la grâce de l’invention qui emporte. Et qui inspire, aujourd’hui comme hier.
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L’album est paru en octobre 2017. Dispo aux formats cd et digital dans les circuits habituels.