Cinéma Apollo au TNT
Auteurs
Michel Deutsch
Matthias Langhoff
Mise en scène
Matthias Langhoff
avec Caspar Langhoff
Avec
François Chattot
Évelyne Didi
Nicole Mersey
Pascal Tokatlian
Cinéma Apollo, la dernière création de Matthias Langhoff, est un spectacle irritant et passionnant à la fois, et qui aura laissé bien perplexe les spectateurs du TNT, fort clairsemé et s’enfuyant par grappes, parfois en huant. Ce n’était plus le retour d’Ulysse mais une sorte de fuite devant la mise en abime du scandale et de l’amour et du monde.
Co-écrit avec Michel Deutsch, Cinéma Apollo, est une plongée, parfois confuse, entre le tragique de la vie amoureuse au travers de l’intimité bouleversante de deux êtres, et qui essaie de mélanger dans des rapports sociaux de conditions sociales trop éloignées, les délitements amoureux, la solitude et l’abandon et l’obsession de comprendre comment est advenu ce mépris implacable qui dynamite les couples.
Les combats entre conditions sociales et rapport amoureux se réduisent entre l’affrontement entre l’intellectuel de Rome, scénariste de ce film mythique et imaginaire d’Hans Reinghold, dont il est le scénariste, et la vendeuse de pop-corn. Les violences habituelles dans les spectacles de Matthias Langhoff sont ici très estompées, souvent mélodramatiques, parfois comiques.
Cinéma Apollo convoque à la fois l’Odyssée d’Homère, ici concentrée sur le retour d’Ulysse en Ithaque, et sa séparation avec Circé, et une réadaptation du Mépris de Moravia, avec quelques allusions au film de Godard, d’ailleurs fort peu fidèle au roman. Il insère aussi, sans doute inutilement pour le spectateur le massacre en 1943 des troupes italiennes par les Allemands en Grèce, en Céphalonie et bien d’autres vidéos.
L’Ithaque est ici un cinéma de province, où se joue la dernière séance d’un film « Le retour d’Ulysse », et aussi la dernière séance durant le temps d’un film, où un homme veut enfin comprendre le mépris total de la femme Emilia qu’il a tant aimée et perdue, avec pour confidente forcée la femme du bar :
« L’objet de ce récit est de raconter comment, alors que je continuais à l’aimer et à ne pas la juger, Emilia au contraire découvrit ou crut découvrir certains de mes défauts, me jugea et, en conséquence, cessa de m’aimer. » (Moravia en tête de son livre Le mépris)
Le coryphée est la vendeuse de pop-corn du cinéma, qui jamais ne voudra dire son nom, mais qui connaît fort bien l’histoire de Circé et d’Ulysse, et traîne ses propres douleurs.
Et la quête d’une bière semble plus significative que la recherche de la compréhension du drame intime de l’homme qui va se mettre à nu, le temps de la durée de ce film, donc seul le massacre des prétendants de Pénélope sera montré à la fin de la pièce, et avec cette image ambigüe de Pénélope jetée à terre par Ulysse. Comme si l’attente vertueuse ne pouvait être un rempart à la mort de l’amour.
Précédé d’une longue et morne vidéo, « Encore une bière », qui en aura découragé beaucoup, car peu explicite, envahie de cochons — les compagnons d’Ulysse changés par la magicienne Circé —, et de comédiens en répétition maladroite.
Alors que le roman de Moravia se centrait sur Ulysse et Pénélope, la pièce de Matthias Langhoff a pour pivot Circée et les cochons, Circé et son abandon.
Et l’homme ne veut voir du film que la quarante-septième minute : une scène, une seule : les adieux du héros grec à Circé. Là est la clé du mépris de sa femme envers lui. Alors que la réalité est bien plus triviale, il a donné sa femme au producteur pour avoir le droit de signer le scénario. Et depuis il attend le retour d’une morte.
« Plus on est heureux et moins on prête attention à son. Et puis un jour vous découvrez que votre femme ne vous aime plus. » (Moravia)
Et dans ce cinéma miteux de Novarre en Italie, se jouent le jeu des illusions perdues et l’impossible rencontre entre deux êtres, Riccardo Molteni le scénariste, et la femme au pop-corn.
D’ailleurs la présence de la vidéo est omniprésente dans le spectacle. Parfois dérangeante, souvent maîtrisée comme une sorte de miroir qui laisse voir, puis recouvre l‘action. Un rideau de tulle, une scène tournante, et le théâtre s’installe. Quelques fantômes apparaissent : la spectatrice hystérique, le dandy neurasthénique.
L’irruption d’extraits de films, le soulèvement de Saint-Pétersbourg en 1905, la guerre en Grèce, et bien d’autres allusions se mêlent en vrac au huis clos se déroulant sur scène.
Quitte à perdre complètement le pauvre spectateur dans ce labyrinthe, ce fouillis, cette surimpression d’idées où tout se télescope.
Cinéma et théâtre ne font pas ici si bon ménage.
« Le théâtre n’existe que dans l’instant : il n’y a rien avant, rien après. » assène Matthias Langhoff, et ce qui nous marquera longtemps n’est pas tant l’intrigue de la pièce, et ses nombreuses digressions, parfois inutiles, que la performance extraordinaire de deux acteurs : François Chattot et Évelyne Didi. Ils donnent chair et émotion à ce long chassé-croisé entre le retour d’Ulysse et Moravia, sans osmose véritable entre les deux sujets. Et après s’il ne reste peu de la pièce, fable totalement déconcertante, il demeure la présence obsédante de ses comédiens. Si ce théâtre n’a pas produit une rencontre avec le public, la rencontre foudroyante avec les acteurs a bien eu lieu.
On sort sonné de ce spectacle dont une grande partie semble vouloir nous échapper. Tant pis, il reste tant de moments intenses et émouvants et Matthias Langhoff est sans doute cet Ulysse blessé revenant au théâtre.
Gil Pressnitzer
photo : Cinéma Apollo © Samuel Rubio