Réunis au sein du groupe Terrenoire, les frères Raphaël et Théo Herrerias sortent leur 2e album, « Protégé.e », aussi lyrique, tourmenté et charnel que le premier, qui leur valut une Victoire de la musique en 2022. Ils seront en concert au Métronum, à Toulouse, en novembre.
Quelque part entre Léo Ferré et Feu Chatterton!, Terrenoire occupe une place très particulière dans la chanson française. Il y a d’abord l’osmose absolue entre les deux frères Herrerias, Raphaël apportant sa voix grave, Théo sa tessiture féminine. Et puis des textes fiévreux et des arrangements (ces derniers signés Marc-Antoine Perrio et Johsef) qui osent l’ampleur et la sophistication. Titre inaugural de leur nouvel album, « Ton territoire » est une confession charnelle aux airs de supplique. La ballade allie sons électroniques évocateurs (la patte de Théo) et quatuor à cordes parfois zébré de stridences. « Un chien sur le port » évoque l’amour et la peur de le perdre. Dénonciation des puissants, « Le fou dans la voiture » défile comme une comptine déglinguée. Un peu plus loin, en version chaloupée à la Stromae, Terrenoire défend l’idée de « Vivre sobrement » (la chanson porte ce titre) mais « jamais à genoux » (dans « Alma »), en ne cédant rien sur l’essentiel, à savoir « Pleurer devant la beauté » plutôt que d’accumuler les biens matériels (on y revient). « Le bon sens » pousse loin la colère, voire la rage : « Quel est le bon vote ? », « la bonne voie ? », « la bonne utopie ? », se demande Raphaël, parmi bien d’autres interrogations, dans une scansion obsédante qui se termine dans un souffle. Ecouter Terrenoire, c’est comme grimper sur des montagnes russes, dans un charriot lancé à toute vitesse. Sensations fortes garanties !

Raphaël et Théo Herrerias, alias Terrenoire. Photo Canadas
Votre univers est reconnaissable entre tous, avec ses textes puissants et une façon de chanter tout aussi vigoureuse…
Raphaël Herrerias : « On ne recherche pas la perfection mais on pense être allés jusqu’au bout de ce qu’on voulait faire avec ce 2e album, qu’il s’agisse des textes, des arrangements, du discours. Pour le chant, on aime le côté percussif du rap. Et y aller vraiment, plaisir en avant, ce qui est plus accepté chez les femmes que chez les hommes. Un chanteur à voix, on le classe dans la variété (ce qui n’est pas péjoratif), on le destine aux midinettes. Or, pour moi, chanter pleinement, c’est exposer sa vulnérabilité.
Léo Ferré est-il pour vous une référence absolue ?
Raphaël : Bien sûr. Mais il faudrait aussi citer Claude Nougaro, qui était d’une musicalité incroyable.
Théo Herrerias : Sans oublier Alain Bashung et Dick Annegarn, très sensibles aux arrangements orchestraux qui apportent un complément d’émotion. Mes influences se situent aussi dans les musiques de films et chez Debussy ou Ravel.
Raphaël : Notre album a également une dimension orientale avec une clarinette grecque jouée de manière particulière, en quart de ton, et un kanoun, instrument arabe dont on pince les cordes comme une harpe.
Plusieurs de vos chansons ont une grande force charnelle…
Théo : Le rapport à l’intimité est très important pour nous. On aime traverser plusieurs corps : sexuel, social ; sonder l’autre, se questionner sur le vieillissement. La poésie n’est pas que le fleuri romantique, elle se forge aussi avec des mots crus…
Raphaël : …Mots crus qui créent un effet esthétique et rendent le langage plus sincère. On aime la voie nue, pas la langue de bois.
Issus du quartier ouvrier de Terrenoire, vous êtes Stéphanois comme Bernard Lavilliers, auquel vous avez collaboré sur la chanson « Je tiens d’elle », en 2021. Quel lien conservez-vous avec lui ?
Raphaël : il nous a envoyé un texto adorable il y a quelques jours, accompagné de son emoji préféré, celui avec des lunettes de soleil. « J’écoute votre album et le réécoute ; c’est la force des disques singuliers », nous écrit-il et c’est pour nous le plus beau des compliments. On respecte le bonhomme, son engagement. Grandir dans l’ombre de Lavilliers, c’est bien.
Une de vos nouvelles chansons s’appelle « Paris, la grande ville ». Comment y vivez-vous désormais ?
Théo : Comme on le dit dans les paroles, des « petites vies s’y tamponnent ». Tout y est très dense. On y vit pour le métier et aussi car on avait besoin de se libérer d’où on venait, d’explorer d’autres territoires.
« La vie est une farandole où on se fait déchirer la gueule », écrivez-vous dans « Un chien sur le port ». Pour vous, où est la farandole, où est la violence ?
Raphaël : La farandole, c’est créer, être sur scène, sentir l’énergie qui circule entre le public et nous. Il n’y a pas de plus belle sensation. Le côté sombre, ce sont les épreuves existentielles de tout un chacun. Mais nous avons la chance, nous artistes, de nous saisir de nos obsessions et de nos angoisses et de les raconter ; de les métamorphoser par le beau.
Pourquoi avoir choisi de donner au titre de l’album le morceau « Protégé.e », qui est un instrumental, en optant pour l’écriture inclusive ?
Raphaël : En fait, on a appelé l’album ainsi avant de titrer le morceau. Quant au point médian, on laisse à l’Académie française le soin d’en débattre. Pour nous, il est important pour ouvrir l’idée de protection vers tous les corps, toutes les existences, tous les genres. En ce moment, tant de libertés fondamentales sont remises en cause par Trump et ses alliés. Nous voulions prendre position clairement.
Dans « God save Zinedine », il est question de « refuser le trucage ». Est-ce une philosophie de vie ?
Raphaël : Plutôt un manifeste : il faut vivre droit dans ses bottes, avec son style, que cela plaise ou pas. Adopter, comme le dit Lavilliers, la « solidaritude ».
Album « Protégé.e » (Black Paradiso/Virgin/Universal Music). Terrenoire en concert jeudi 27 novembre au Metronum, à Toulouse.