Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Alors que Le Fou de Dieu au bout du monde (à paraître chez Actes Sud le 3 septembre prochain) sera l’un des événements de la rentrée littéraire, on peut se plonger dans l’œuvre passionnante de Javier Cercas, par exemple avec ce chef-d’œuvre publié en 2009. « J’ai lu mi-mars 2008 que, d’après une enquête publiée au Royaume-Uni, un quart des Anglais pensaient que Winston Churchill était un personnage de fiction. » Dès la première phrase d’Anatomie d’un instant, Cercas place le lecteur face aux miroirs inversés du vrai et du faux, du réel et de la fiction. Sur plus de quatre cents pages, l’écrivain espagnol va se lancer dans une quête du vrai à travers les faux-semblants et les secrets d’un épisode fondateur de l’Histoire contemporaine de son pays : la tentative de putsch du 23 février 1981. On n’a pas oublié les images, qui furent enregistrées par la télévision, du lieutenant-colonel Tejero faisant irruption pistolet au poing dans le Congrès des Députés avec des gardes civils. Des coups de feu font tomber des morceaux de plâtre du plafond tandis que tous les députés obéissant aux ordres des factieux se couchent à terre. Seuls trois hommes restent debout : Adolfo Suárez, qui vient de démissionner de la présidence du gouvernement, le général Gutiérrez Mellado, son vice-président, et Santiago Carrillo, secrétaire général du Parti communiste. Comment écrire un roman sur cet « instant », les faits qu’il recouvre et ceux qu’il annonce, c’est-à-dire raconter en partie plus d’un demi-siècle de l’Histoire d’un pays ? Pas par un roman, annonce Cercas qui abandonne son projet initial pour privilégier « la réalité pure du 23 février », peinture d’une « réalité pure » qui ne se privera pas cependant d’emprunter les hypothèses, le souffle, les intuitions chères au roman.
Javier Cercas © LM Palomares / Actes Sud
Les lecteurs de l’auteur des Soldats de Salamine retrouveront ici l’art et la manière d’un auteur bousculant les vérités officielles : « j’avais l’impression que le coup d’Etat n’avait pas manqué de soutien populaire, que l’attitude des citoyens n’avait pas été exemplaire, que le comportement des partis politiques et des syndicats n’avait pas été responsable, et surtout, hormis quelques rarissimes exceptions, que les média et les institutions démocratiques n’avaient rien fait pour déjouer le coup d’Etat. » Anatomie d’un instant plonge de façon virtuose et limpide dans les arcanes d’une Espagne encore marquée par les tragédies sanglantes de la guerre civile et l’empreinte d’un régime franquiste que Suárez était méthodiquement en train de défaire depuis sa nomination, en juillet 1976, à la tête du gouvernement par Juan Carlos après la mort du dictateur.
Ancien phalangiste, directeur de la Radiotélévision en 1969, ministre en 1975, ambitieux, opportuniste : Suárez est un pur dignitaire du franquisme. C’est pourtant lui qui va abroger les Lois Fondamentales, fin 1976, par un tour de passe-passe génial approuvé par les députés et validé par un référendum à 95 %. Ayant réussi à convaincre « les franquistes et l’opposition démocratique que la réforme qu’il allait entreprendre était le seul moyen pour les deux camps de réaliser leurs objectifs contraires », il légalise dans la foulée, en avril 1977, le Parti communiste et son leader, Santiago Carrillo, rentre au pays afin d’intégrer les vaincus d’hier au nouveau jeu politique : « Carrillo signa avec les vainqueurs de la guerre et les administrateurs de la dictature un pacte qui supposait de renoncer pendant la transition à l’usage politique du passé ». Qui aurait pu imaginer que le passage de la dictature à la démocratie ne serait pas préparé « par les partis démocratiques mais par les phalangistes et les communistes, ennemis irréconciliables de la démocratie et ennemis irréconciliables entre eux pendant les trois ans de guerre et les quarante ans qui suivirent ? Qui aurait pu prédire que le secrétaire général du parti communiste en exil deviendrait le plus fidèle allié politique du dernier secrétaire général du Mouvement, le parti unique fasciste ? »
Des hommes debout
Bien sûr, cette transition démocratique à marche forcée suscita des rancœurs et des haines d’autant que la violence politique, notamment des séparatistes basques, faisait rage (450 attentats terroristes et plus de 130 morts en 1980), que l’économie s’enlisait, que l’Etat paraissait faible. Suárez réussit à fédérer contre lui toutes les oppositions : celle des franquistes purs et durs, des milieux d’affaires et du patronat, de la presse, des services secrets, d’une partie de l’armée, de Washington ne goûtant guère les velléités d’indépendance de l’Espagne, du Vatican et même de son propre parti. Cercas n’oublie pas le trouble jeu de certains membres du Parti socialiste, dirigé par Felipe González, séduits par l’idée d’une opération civilo-militaire instaurant un gouvernement de concentration dirigé par un militaire, le général Armada, qu’ils rencontrèrent et qui sera le cerveau du putsch.
La charge de Cercas contre ces « instruments utiles aux putschistes » est implacable : « une forte dose de stupidité irresponsable provoquée par la démangeaison du pouvoir les poussa à harceler jusqu’à l’imprudence le président légitime du pays et que, croyant manigancer contre Adolfo Suárez, ils finirent par manœuvrer sans le savoir en faveur des ennemis de la démocratie. » Nulle surprise donc que le soir de la tentative de coup d’Etat, l’Espagne parut pétrifiée, hésitante, attentiste. Aucun média ne se prononça en faveur de la démocratie hormis El País et Diario 16. Aucun parti ni syndicat, hormis l’Union Syndicale des Policiers et le parti communiste catalan, ne dénonça l’opération en cours.
A l’intérieur du Congrès, trois hommes défient par leur posture les mutins. Suárez : « seul, statuaire et spectral dans un désert de sièges vide », face à l’un de ces moments « où l’homme apprend pour toujours qui il est ». Carrillo, âgé de 76 ans, avançant « un geste de courage, un geste de grâce un geste de révolte, un geste souverain de liberté ». Gutiérrez Mellado : putschiste en 1936 qui échappa alors aux exécutions de Paracuellos où plus de deux mille prisonniers franquistes furent fusillés sans jugement. Massacre dans lequel, le chef du Conseil de l’Ordre public de Madrid, un certain Santiago Carrillo, eût sa part de responsabilité… Depuis, Gutiérrez Mellado s’est appliqué à désactiver les mécanismes idéologiques et politiques de l’armée qui avait provoqué le putsch de 36 tandis que Carrillo a compris qu’« essayer d’imposer en Espagne le triomphe absolu de la justice signifiait prendre le risque de provoquer l’échec absolu de la liberté, transformant la justice absolue en la pire des injustices ».
A l’extérieur du Congrès, des troupes se sont mises en mouvement à Valence, appellent les autres garnisons à rejoindre le mouvement et surtout attendent le soutien – tacite ou affiché – du roi. Après tout, ce dernier, bien qu’ami de longue date de Suárez qu’il nomma à son poste, ne semblait-il pas l’avoir lâché et laissé certains évoquer un hypothétique gouvernement d’union nationale, de coalition ou de concentration présidé par un militaire ? Mais le roi, qui savait depuis tant d’années que la démocratie était la seule manière d’enraciner la monarchie et qui travailla à transformer une dictature en démocratie sans enfreindre la légalité, ne cède pas et dénonce dans une allocution la tentative de putsch. Le lendemain, autour de midi, les derniers félons se rendent.
Pères et fils
Malgré l’échec du coup de force, Anatomie d’un instant laisse un goût amer. Suárez, Gutiérrez Mellado et Carrillo vont être vite marginalisés pendant que, trois mois à peine après le 23 février, de nombreux objectifs des putschistes sont mis en œuvre : l’Espagne ratifie le traité d’adhésion à l’Otan, relance l’économie, freine la décentralisation, s’engage dans une lutte implacable (et parfois illégale) contre le terrorisme… A moins que de ce mal naquît un bien : « Dix-sept heures et demi de vexations dans l’hémicycle du Congrès avaient été une correction suffisante pour la classe politique qui sembla avoir trouvé une maturité soudaine et forcée ». Par ailleurs, l’épisode établit définitivement la légitimité de la Couronne et le pouvoir du roi. Un autre effet secondaire du coup d’Etat raté fut l’arrivée au pouvoir des socialistes en octobre 1982. Ce que Cercas commente non sans cruauté : « le parti arriva au pouvoir avec dix millions de votes, salué par la monarchie et l’armée, par les patrons, les financiers et les journalistes, par Rome et Washington. » Mais cette alternance dans le sillage du putsch marqua la naissance, peut-être temporaire, d’une Espagne enfin apaisée : « le 23 février mit fin non seulement à la transition et à l’après-guerre franquiste : le 23 février mit aussi fin à la guerre civile. »
Malgré la démonstration assez éblouissante, Anatomie d’un instant ne serait pas un aussi grand livre sans le contrepoint poétique et la confession intime. Au-delà de la fresque historique et politique pulvérisant les manichéismes, il s’agit également d’une lettre d’un fils à son père prenant Adolfo Suárez comme intercesseur : « j’étais adolescent lorsqu’il était au pouvoir et je l’avais toujours pris pour un arriviste du franquisme qui avait prospéré en courbant l’échine à force de révérences, un politique opportuniste, réactionnaire, bigot, superficiel et roué qui incarnait tout ce que je détestais le plus dans mon pays et que j’identifiais, je le crains, avec mon père, suariste obstiné ». Alors que celui-ci va bientôt mourir, Javier Cercas lui fait part de son projet de livre et l’interroge sur les raisons de son soutien à Suárez : « Parce qu’il était comme nous (…) Il était du peuple, il avait été dans la Phalange, dans l’Action Catholique, il ne ferait rien de mal, tu comprends, non ? » Le livre n’a finalement peut-être été écrit que pour continuer de parler avec ce père, pour « qu’il sache que j’avais fini par comprendre, que j’avais compris et que je n’avais pas si raison que cela et qu’il n’avait pas si tort que cela, que je ne suis pas meilleur que lui et que je ne le serai jamais. »
Anatomie d’un instant • Actes Sud
