Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Historien de l’art et de la peinture contemporaines, mais aussi de l’architecture, de la littérature prolétarienne et de l’anarchisme (autant de domaines auxquels il a consacré une centaine d’essais, monographies et dictionnaires), Michel Ragon (1924-2020) est encore l’auteur d’une trentaine de récits et de romans parmi lesquels L’Accent de ma mère en 1980 et Les Mouchoirs rouges de Cholet quatre ans plus tard lui vaudront un grand succès de librairie. Issu du petit peuple vendéen, autodidacte ayant fait ses premiers pas dans le Paris de l’après-guerre qui lui permettra de déployer ses passions et ses curiosités auprès d’artistes de toutes sortes, Ragon est un écrivain qui a su échapper aux chapelles, aux écoles, aux étiquettes.

Michel Ragon / Wikipédia
S’il a abordé dans ses romans le soulèvement vendéen et la geste des Chouans ou le fracas des idéologies du XXème, il n’a pas oublié d’écrire sur son temps. Dans Les coquelicots sont revenus sorti en 1996, il évoquait à travers le destin de cinq jeunes agriculteurs aux prises avec l’industrialisation techno-marchande et les injonctions productivistes la fin d’un monde et une certaine idée de la paysannerie. Le monde rural d’autrefois, il l’avait notamment dépeint avec le roman autobiographique Un rossignol chantait reconstituant l’enfance et la jeunesse d’un fils unique élevé par sa mère veuve et ses grands-parents dans les années trente.
Sans énigme, pas de roman
Dans cette œuvre aussi riche que variée, Le prisonnier en 2007 rappelait que l’écrivain n’avait rien perdu de son inspiration et de sa capacité à se renouveler. « Certaines lettres vous bouleversent. D’autres vous intriguent. Comme celle reçue d’une prison avec une étrange requête. Le prisonnier ne me parlait pas de mes livres, mais bizarrement de Christine, mon ancienne épouse, dont il avait perdu l’adresse », rapporte dès les premières pages le narrateur. Lorsqu’il transmet la requête à son ex-femme, la réponse fuse : « Qu’il crève ! » Loin de clore la relation épistolaire avec le détenu, la fin de non-recevoir aiguise la curiosité de l’écrivain ne sachant rien de ce qui put lier celle qui partagea sa vie à ce condamné à une longue peine. Vont suivre plusieurs années de correspondance entre les deux hommes. Et le romancier, poussé par les affirmations et les intuitions du prisonnier, de se plonger dans ses souvenirs, de tenter de discerner qui – de l’imaginaire ou du réel – lui inspira personnages et récits.
Au-delà du suspense qui sous-tend ce duel à distance, Le prisonnier rassemble en moins de cent cinquante pages des réflexions sur les rapports de classe (« Étrange que la bourgeoisie fournisse ainsi à gogo des rejetons qui se veulent si progressistes qu’il leur faut toujours choisir un dictateur à vénérer »), une chronique de la vie à Nantes sous les bombardements alliés juste avant la Libération, une évocation du sculpteur César, le souvenir du forgeron Pierre Malézieux, doyen des déportés de la Commune en Nouvelle-Calédonie qui avait participé à toutes les insurrections parisiennes et qui, libéré en 1881, se suicidera un an plus tard… Il y a surtout des regards bouleversés : ceux d’enfants promis à la tragédie, celui d’une femme que l’on vient de perdre sans le savoir encore. Avec subtilité, Michel Ragon préserve une part de mystère car « Toutes les cartes abattues, il n’y a plus d’énigme. Et sans énigme, plus de roman. » À plus de quatre-vingts ans, il signait un roman d’une liberté rare où le jeu de la fiction alimentait la sincérité de la confession en revisitant une part de ses vies.