Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Le Corps de la France de Michel Bernard
De Michel Bernard, romancier et essayiste, dont Hiver 1812 vient de sortir en poche, il faut tout lire. En particulier Le Corps de la France, publié en 2010, splendide évocation du vieux pays. « On vit beaucoup d’hommes pleurer au mois de juin 1940. Le genre d’humiliation subie dans ces basses époques attaque le centre de l’âme, blesse des sentiments méconnus que rien n’a cuirassés », écrit-il dans les premières pages avant d’évoquer certains de ces hommes au cœur lourd. D’abord Léon Werth, l’auteur de La Maison blanche, ancien combattant de la première guerre, qui en compagnie de sa femme Suzanne quitte Paris dans leur vieille Bugatti pour leur maison de Saint-Amour, aux limites de la Bresse et du Jura. Là, cet homme âgé alors de soixante-deux ans passera la quasi-totalité de l’Occupation et écrira son journal qui, un demi-siècle plus tard, le fera découvrir par de nouvelles générations de lecteurs. L’ami de Saint-Exupéry (qui lui dédiera Le Petit Prince) envisage dès septembre 1940 dans son journal le retour d’un de Gaulle victorieux débarquant un jour à Calais ou Cherbourg : « D’extrême droite, royaliste, m’a-t-on dit. Et après ? Tout est retourné. Il revient de Londres et rapporte la France à la France. Qu’il le veuille ou non, il est l’homme de l’Histoire. » Entre Werth – juif, antifasciste et internationaliste – et ce militaire aristocrate se nouent à distance la même croyance et la même espérance.
Un autre écrivain, Maurice Genevoix, l’auteur de l’un des textes les plus puissants sur la Grande Guerre, Ceux de 14, abandonne sa maison du bord de la Loire pour se réfugier dans le Rouergue. La vision des soldats allemands conquérants lui est insoutenable. De son côté, Henri Calet, qui a déjà publié ses premiers livres chez Gallimard, vit juin 40 sous l’uniforme dans l’Yonne. Il est fait prisonnier avec 5000 autres soldats. Quarante-trois tirailleurs sénégalais seront fusillés par les SS. Il faudra attendre quatre années avant que la prophétie de Léon Werth se réalise. Le 26 août 1944, de Gaulle entre dans Paris libéré. Auparavant, il s’est rendu en Normandie. Sans doute a-t-il croisé parmi les soldats qui venaient de débarquer des Canadiens français avec leur drôle d’accent et une fleur de lys en haut de leur manche. Des Français descendants « de la France de l’Ancien Régime, de la France de Louis XIV et de Louis XV ».
Une âme et un corps
Au fil des pages du Corps de la France que l’on lit avec ferveur, enthousiasme et émotion, on croise encore Arthur Honegger, Charles Trenet ou le sculpteur Paul Landowski, créateur en 1934 des « Fantômes » : « l’un des monuments les plus impressionnants de tous ceux que la piété nationale, les fidélités locales et le deuil des familles ont élevé en France après la Grande Guerre.» C’est face aux « Fantômes », à la butte de Chalmont, que le général prononça son dernier discours public, le 18 juillet 1968, lors de la cérémonie du cinquantième anniversaire de l’offensive de la Victoire… On aura compris que Michel Bernard n’offre pas une lecture académique de notre Histoire, mais plutôt une promenade, en forme de kaléidoscope, dans le roman national qui délivre sa logique poétique au gré de fulgurances. Sous la plume de l’auteur, la France n’est jamais figée, elle transcende les frontières et les époques, elle est une rêverie incarnée, une âme et un corps qui ne demandent qu’à être habités. Il faut lire le récit de la visite du général de Gaulle au Québec pour saisir l’art et la manière de Michel Bernard. Un peu plus de deux siècles après que la France a perdu sa colonie en laissant 65 000 Canadiens français sous la souveraineté de l’Angleterre, de Gaulle débarque à Québec à bord du navire de guerre le Colbert.
« Mais on est chez soi, ici, après tout », déclare-t-il lors de son premier discours en paraphrasant les mots de Maria Chapdelaine, l’héroïne du fameux roman de Louis Hémon : « Dans tout ce pays-ci nous sommes chez nous… chez nous. » Le lendemain, son cortège emprunte le Chemin du Roy, la vieille voie royale de deux cent soixante-sept kilomètres, qui relie Québec à Montréal. Tout au long du voyage, la foule fait un triomphe à ce vieil homme fatigué. Au balcon de l’hôtel de ville de Montréal, à la stupeur des officiels, le général décide d’improviser un bref discours s’achevant par « Vive le Québec… libre. » L’homme du 18 juin élève les bras en serrant les poings, comme au temps de sa splendeur. « Il avait soixante-dix-sept ans, il était jeune et fort comme la France du Grand Siècle », écrit Michel Bernard qui rappelle que cette phrase devenue mythique provoqua « de la fierté chez les petits et remué les aigreurs de la récrimination chez les puissants ». De retour en France, face à l’incompréhension de ses ministres, le chef de l’Etat rétorqua : « Il fallait bien que je parle aux Français du Canada. Nos rois les avaient abandonnés…»
Les vivants et les morts
« Le temps rapproche les vivants et les morts. Ensemble, ils forment le corps de la France », peut-on lire ailleurs. Le Corps de la France, dans une langue d’une beauté sèche et sans affèteries, mêle avec un bonheur rare la confession intime et la méditation historique, à l’image des dernières pages, si poignantes et si radieuses. Le 20 juillet 2002, dans l’Aude, entre Chalabre et Limoux, non loin du hameau de Montjardin, Michel Bernard et sa famille attendent le cortège du Tour de France et le cousin Jérôme, devenu cycliste professionnel, qui allait passer « pour la première fois depuis qu’il était coureur, sous la fenêtre de la maison où avaient vécu nos grands-parents et où s’étaient écoulés nos étés d’enfants. »
Surgit un morceau de temps suspendu et retrouvé : « Les années ont filé et se résument. Déjà. C’est la loi commune. Il faut à l’existence quelques moments, une minute au moins, qui, en contenant des millions, résiste à l’usure, aux disparitions, et, le condensant, témoigne près de nous, jusqu’au bout, de ce que nous avons le plus aimé. Cette minute, en nous tenant à ce que la vie eut de plus large, de plus beau, de plus intense, nous paraît devoir durer plus que nous-mêmes. L’avoir vécue, c’est vivre encore. » Le cimetière de Montjardin n’est guère entretenu, mais l’écrivain se souvient de ses arrière-grands-parents tombés en 14 ou de ses grands-parents faits prisonniers en 40, « silhouettes à peine apparentes, solitaires et bienveillantes, discrètes comme les ombres qu’elles sont devenues ». Il prononce et écrit les prénoms et les noms des siens « et d’autres noms, noms inconnus de pauvres soldats noirs, noms de héros, d’artistes et de grands écrivains, et tous les mots de notre langue, pour qu’ils soient, si le livre est beau, le corps de la France. »
Le Corps de la France – La Table Ronde