Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Federica Ber de Mark Greene
« À partir d’un certain âge, on devient le bienfaiteur d’un parti qui porte son propre nom. Il s’agit, évidemment, d’une cause perdue. Et c’est tant mieux : les causes désespérées sont les seules auxquelles on puisse se livrer indéfiniment… On devient le gardien de musée de sa propre vie », songe le narrateur de Federica Ber, paru en 2018, après s’être rendu à un kiosque à journaux en ayant le sentiment de « participer à une œuvre caritative ». Cet homme du monde d’avant continue à lire des journaux et il a raison puisque l’un d’eux réveille en lui le souvenir d’une femme connue une vingtaine d’années plus tôt. Elle s’appelait Federica Bersaglieri, comme cette femme aujourd’hui soupçonnée d’être mêlée à un fait divers survenu en Italie. Un article relate la découverte des corps d’un couple d’architectes au pied d’une muraille rocheuse des Dolomites. La police suspecte un crime et recherche la randonneuse qui les accompagnait…
Le narrateur avait trente-cinq ans quand il rencontra la jeune Federica : « J’étais à l’âge où l’on commence à faire ses comptes. Où l’on fait ses premiers adieux à la jeunesse. Mais ce sont des adieux interminables, on ne le sait pas encore, des adieux qui vont se poursuivre jusqu’au dernier jour, jusqu’au dernier souffle, car après la jeunesse, il n’y a rien, la maturité est un leurre, il n’y a que la jeunesse qui existe et elle se prolonge jusqu’à l’extrême fin. Seulement, c’est une jeunesse dégradée, travestie, clandestine. La jeunesse se décompose mais ne disparaît jamais. » Ensemble, ils passèrent quelques jours plein de légèreté et de fantaisie avant qu’elle ne disparaisse subitement.
Passages secrets
Des carnets d’adresses à la topographie parisienne en passant par l’héroïne mystérieuse et sa disparition, les méditations sur le passé et la mémoire, la nostalgie feutrée : Federica Ber évoque irrésistiblement l’univers de Patrick Modiano. Jusque dans la musique de la phrase : « Certains soirs, au détour d’une rue, il y a des passages secrets, dans le temps » (motif par ailleurs voisin des « corridors » et des « brèches dans le temps » que l’on croise dans les romans de Modiano).
Récent lauréat du prix Jean Freustié 2024 pour son formidable récit Réel Madrid, Mark Greene excelle pour saisir des détails, une ambiance, un climat, l’ambiguïté des sentiments, une inquiétude sourde. Federica Ber, dont le véritable héros est le temps, est aussi la reconstitution émouvante d’une époque : « Qu’est-ce qu’une époque ? Sur le moment, personne n’a l’impression de traverser une époque. Personne n’a l’impression de vivre à l’intérieur d’une époque. C’est l’éloignement, l’empilement des années qui produisent cet effet, qui dressent des parois de verre autour d’un espace temporel. »