Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Les grands gestes la nuit de Thibault de Montaigu
Thibault de Montaigu n’avait pas attendu d’être consacré par le prix de Flore en 2020, attribué à son magnifique récit La grâce, pour montrer l’étendue de son talent. Ainsi, Les grands gestes la nuit, sorti en 2010, en est la preuve. Antoine Braque a attendu d’avoir trente-six ans pour jeter sa gourme. C’est en rencontrant Francine et son amie Kiki que ce patron d’une prospère entreprise de produits pharmaceutiques va peu à peu délaisser le domicile familial du boulevard Flandrin, son épouse et leurs deux jeunes garçons. Douze ans de mariage bourgeois n’ont pas tué en lui l’idée que l’existence peut encore réserver quelque chose de tendre et de folâtre. Place à la fête et aux nuits de Saint-Germain où l’on oublie, une dizaine d’années après la fin de la seconde guerre, le tragique de l’Histoire. La jeunesse ne pense qu’à s’étourdir et se rue dans les caves pour danser et non plus pour se protéger des bombardements. De l’autre côté de la Méditerranée, les « événements d’Algérie » ont beau faire entendre leurs échos, Saint-Tropez offre un visage plus aimable et festif de l’époque.
Au contact de Francine – dont il tombe amoureux – de Kiki et de leurs amis baroques, Antoine partage « un bonheur tapageur ». De Paris à la Côte d’Azur, la petite bande s’ébroue dans la musique, l’alcool, bientôt les drogues. A l’Eden Plage, le paradis sur terre qu’Antoine a voulu offrir à Francine, les fêtes s’achèvent dans des petits matins blêmes, des sanglots retenus et des bruits de verre brisé. Ces hédonistes tristes vivent sans temps mort et jouissent sans entraves dans un « mélange de glamour, d’opulence et de jet-society ».
Triste et beau
Les grands gestes la nuit (un vers d’Eluard) reconstitue une époque avec précision, mais sans forcer le trait. Si l’on aperçoit Bardot, Vadim, Sagan ou Maurice Ronet, c’est d’abord aux personnages créés par Thibault de Montaigu que l’on s’attache. Notamment à cet Antoine, cousin de Drieu, manière de feu follet macérant dans l’égoïsme, le dégoût de soi, le remords et l’autodestruction. Fuyant « ses sentiments comme on évite un lointain parent dans la rue, en changeant de trottoir », il tente de mettre tous les filtres du monde entre lui et l’âpreté du réel. Cependant, l’art de l’esquive n’a qu’un temps et vient le moment où il faut se rendre à la cruauté des désillusions.
Le talent de l’écrivain réside dans son style d’un naturel rare, son sens aigu de la mélodie et de l’ellipse. Aux coquillages et crustacés chantés par Bardot succèdent les airs de Janis Joplin ou Jimi Hendrix. La tragédie et la fatalité s’invitent implacablement. Troisième roman de Thibault de Montaigu, Les grands gestes la nuit impose un univers évoquant à la fois les romans de Françoise Sagan, Roger Vailland, Félicien Marceau ou Jean-Louis Curtis. C’est triste et beau comme My Funny Valentine chanté par Chet Baker.
Les grands gestes la nuit – Fayard