Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Nous faisons un peu mentir le titre de cette chronique en évoquant Le Bonheur en Corrèze car ce volume, paru en 2021, rassemble huit romans publiés entre 1979 et 1994 par Denis Tillinac (1947-2020). Une manière idéale de retrouver l’art et la manière de ce chantre de la province. En effet, Spleen en Corrèze, Le Bonheur à Souillac, L’Eté anglais, A la santé des conquérants, Maisons de famille, Un léger malentendu, L’Hôtel de Kaolack et Le Jeu et la chandelle cernent l’univers intime de l’écrivain, dessine les frontières d’une géographie sentimentale et d’une esthétique tenant lieu aussi de morale.
Né à Paris, Tillinac était resté fidèle à sa Corrèze familiale, sorte de refuge face aux mondes de l’édition, des médias et de la politique dans lesquels s’ébrouait ce gaulliste sentimental, cet ami de Chirac, ce nostalgique plus à l’aise avec son temps qu’il ne voulait l’avouer. De ses contradictions, Tillinac créa des personnages qui, sans être réellement ses doubles romanesques, charriaient dans leur sillage des aspirations paradoxales dont les déchirements débouchaient sur la tentation de la fuite. Le retour à la terre natale, aux maisons de famille, aux souvenirs d’enfance offre ainsi une issue, parfois illusoire, à des hommes en crise. « La Corrèze plutôt que le Zambèze » aurait pu être l’une des devises de Tillinac. Pour autant, sa province est d’abord un imaginaire plus qu’un terroir et la Corrèze qu’il décrit évoque par moments tout autant le Gers, l’Aveyron, les Pyrénées-Orientales, l’Ariège ou le Béarn. C’est notamment ce qui confère à ses romans des accents universels à mille lieux des clichés régionalistes.
Monde d’avant
Que croise-t-on dans Le Bonheur en Corrèze ? Des couples qui battent de l’aile. Des hommes qui tombent ou qui chancèlent, qui reviennent sur les lieux de leur jeunesse et de leurs premières amours pour vérifier que les regrets sont bien au rendez-vous. L’écrivain célèbre le culte de l’amitié masculine et de la dérive sur lequel planent des femmes souveraines – celles qu’ils n’ont pas eues (comme dirait Pascal Thomas), celles qu’ils n’ont pas su aimer ou encore celles qui pourraient leur donner un nouveau souffle. Entre les pages palpitent une inquiétude, une mélancolie, une nostalgie roborative jamais dupe de ses illusions.
Avec le temps, ces romans ont gagné une dimension sociologique. On retrouve la France d’avant qui semblait éternelle, puis celle des années 1980 où apparaissent le culte du fric et une nouvelle bourgeoisie. On songe à certains films de Sautet pour cette peinture d’une humanité tremblante et des mutations à la fois discrètes et spectaculaires bousculant une époque. Les idéologies ont mal vieilli, les ambitions sociales ont laissé un goût amer, mais il reste toujours les chansons d’Elvis, de Cliff Richard ou de Fats Domino pour se persuader, un instant, que rien n’a vraiment changé, que l’esprit d’enfance subsiste dans sa grâce intacte. Denis Tillinac nous manque. Heureusement, on peut le retrouver ici dans sa meilleure veine.
Le Bonheur en Corrèze • Les Presses de la Cité, collection Omnibus