CRITIQUE, opéra. TOULOUSE, Capitole, le 22 mai 2023.BRITTEN : Le Viol de Lucrèce. Rehlis, Rock, Dubois, Garnier. Delbée/Stieghorst.
Toute l’ambiguïté de partition de Britten magnifiée à Toulouse
Après la deuxième guerre mondiale, au retour de sa visite des camps de la mort nazis, Benjamin Britten totalement bouleversé a pris deux décisions : Créer une petite compagnie d’opéra et composer pour elle des œuvres de tailles réduites. Sa première partition sera ce viol de Lucrèce. Cette œuvre très originale est remplie de cette douleur et de ces espoirs d’un monde nouveau après la grande horreur. Car cette partition, virtuose, belle et inouïe est également extrêmement ambiguë. Les toulousains ne la connaissaient pas et Christophe Ghristi n’a pas lésiné sur les moyens afin de provoquer un choc pour le public. A son habitude il a engagé une distribution parfaite, nous y reviendrons en détail.
Le fait d’offrir à la grande artiste Anne Delbée une nouvelle mise en scène d’opéra est absolument remarquable. Le dispositif scénique est très habile, les décors suggestifs, les costumes somptueux, les lumières très subtiles. L’œil est à la fête et voyage du jour à la nuit, de l’intime au public, de la noirceur à la lumière de l’âme, c’est fascinant. La direction d’acteurs est très précise et la manière dont chaque chanteur se meut est remarquable par la différenciation faite entre les personnages.
Hiératique et pudique la Lucrèce d’Agnieska Rehlis est sublime de beauté puis sera détruite par le viol avant de se métamorphoser en Sainte Martyre.
La pulsionnalité ravageuse de Tarquin est parfaitement rendue par Duncan Rock. De ce fait le choc de leurs oppositions devient radical. Ils apparaissent comme n’appartenant pas à la même planète.
Dominic Barberi en Collatin le mari est d’abord un soldat quelconque avant de devenir un mari aimant d’une générosité absolue et pourtant totalement impuissante à sauver sa femme tant aimée. Il a un jeu subtil et son changement est d’une grande vérité éthique.
En politique retors le Junius de Philippe-Nicolas Martin est aussi vil que poli. C’est en fait lui qui est le monstre qui provoque le drame. Il nous reste à évoquer le Chœur Antique voulu par Britten. Confié à un homme et une femme la richesse de leurs commentaires fait tout le prix de cette partition.
Le jeu de Marie-Laure Garnier, chœur féminin, est marmoréen et d’une humanité troublante.
Toute de noblesse et de retenue elle personnifie la compassion et l’admiration.
Plus volage Cyril Dubois en chœur masculin est proche d’un papillon qui voltige sur scène cherchant à faire vivre l’action qu’il raconte ; c’est plus extérieur, plus contemporain. Entre ce classicisme marmoréen du chœur féminin, que rappelle également un élément de décor fait d’une tête de statue à demi visible posée au sol et l’agitation hystérique du chœur masculin associé à la richesse du costume tout en or de Tarquin, le conflit masculin-féminin explose et travaille à une opposition qui petit à petit deviendra complémentarité. D’aucun reprocheraient à Anne Delbée d’en avoir trop montré… Moi j’ai beaucoup apprécié cette richesse de sens multiples de sa conception car elle nous amène à nous questionner, nous le public, sur notre gout du luxe et notre délectation à voir toutes ces héroïnes sacrifiées à l’opéra.
Le travail vocal et scénique des chanteurs est tout à fait convainquant dans la manière dont l’identité vocale de chacun participe activement à construire les personnages. La distribution est donc admirable en tout. Toutes les voix sont superbes y compris les plus petits rôles. L’orchestre du Capitole avec ses 13 musiciens est d’une réactivité sidérante, il est presque incroyable qu’ils soient en si petit nombre tant les effets sont riches. La direction de Marius Stieghorst est magistrale, souple et pleine de nuances. Le drame se déploie sans temps morts et le public sort de cette heure et 40 minutes de musique, complètement bouleversé et en ayant l’impression d’avoir traversé un océan de larmes. L’ambiguïté de la partition dans sa beauté ravageuse ne cesse de hanter le spectateur-auditeur fort longtemps. La pirouette finale voulue par Britten qui très artificiellement lie l’histoire de Lucrèce à celle du Christ est très dérangeante dans le sens ou la religion ne sert qu’à donner un prétexte obscur aux souffrances des innocents comme Lucrèce. Cet opéra très puissant a fait une entrée remarquable au répertoire du Capitole. Ce fut une incroyable découverte.
Critique. Opéra. Toulouse. Théâtre du Capitole, le 23 mai 2023. Benjamin Britten (1913-1976) : Le Viol de Lucrèce, Opéra en deux actes. Mise en scène : Anne Delbée ; Collaboration artistique : Émilie Delbée ; Collaboration à la mise en scène : Arthur Campardon ; Décors : Hernan Panuela ; Costumes : Mine Vergez ; Assistante aux costumes : Marie-Christine Franc ; Lumières : Jacopo Pantani ; Distribution : Agnieska Rehlis, Lucrèce ; Duncan Rock, Tarquin ; Dominic Barberi, Collatin ; Philippe-Nicolas Martin, Junius ; Juliette Mars, Bianca ; Céline Laborie, Lucia ; Marie-Laure Garnier, chœur féminin ; Cyrille Dubois, chœur masculin ; Orchestre national du Capitole ; Direction : Marius Stieghorst.
Critique écrite pour Classiquenews.com et Chroniques