Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre injustement méconnu.
Si Les Poneys sauvages fut une œuvre de la maturité chez Michel Déon (1919-2016), le livre semble de ceux qu’il faudrait avoir lus dans ses jeunes années, comme ces classiques qui accompagnent une vie de lecteur et qui vieillissent avec nous. Ce roman – premier jalon d’une reconnaissance publique et critique qui sera prolongée par Un Taxi mauve, Le jeune homme vert et une élection à l’Académie française en 1978 – a exercé son magnétisme sur plusieurs générations de lecteurs dont beaucoup n’étaient pas nés au moment de sa sortie.
Les Poneys sauvages brasse quasiment un demi-siècle d’Histoire à travers les destins croisés d’un groupe d’amis. De la seconde guerre à la guerre froide en passant par la guerre d’Algérie, ce roman polyphonique se déploie en donnant chair et sang aux chocs des idéologies et des civilisations. Michel Déon fait souffler ici l’air du large, mais n’occulte aucune des guerres fratricides hexagonales de son temps. La résistance, l’épuration, le drame algérien et les promesses non tenues ainsi que l’évocation du massacre de Katyn ancrent puissamment le récit dans la tragédie sans que l’écrivain ne néglige la petite musique du désenchantement et de la mélancolie distillée par l’intuition que vient un monde « où il y aura de moins en moins de poneys sauvages ».
Singulièrement libre
Avec ce roman éminemment politique, méditation sans illusions sur les idéologies au cœur d’une époque et d’une génération qui fut aimantée par la double attraction du fascisme et du communisme, l’auteur de Je ne veux jamais l’oublier et Un Déjeuner de soleil fait entendre la voix d’un homme singulièrement libre écartant l’hémiplégie partisane : « Le souci d’aimer ou de dire la vérité vous place tantôt à droite, tantôt à gauche. On reconnaît les hommes malhonnêtes à ce qu’ils sont constamment à gauche ou constamment à droite. Inscrit à un parti, fidèle à ce parti et à ses chefs, vous acceptez implicitement de truquer ou de mentir par omission. La gauche et la droite ne sont plus des notions abstraites, ce sont des cages, des prisons et il se pourrait bien que la plus sectaire des deux soit la gauche, celle-là même qui s’est élevée autrefois avec le plus de courage contre le sectarisme de la droite appuyée par le clergé et l’armée. » Plus d’un demi-siècle après sa publication, Les Poneys sauvages conserve toute sa noirceur et sa lucidité désolée, loin de l’étiquette d’« écrivain du bonheur » souvent accolée à un Michel Déon chez lequel la célébration de la vie n’oubliait jamais les périls qui la menacent.