Compte-rendu concert. Toulouse. Halle-aux-grains, le 15 Juin 2021. Karol Szymanowski (1892-1937) : Sonate pour piano n°3 op.36 ; Claude Debussy (1862-1918) : Pour le piano L.95 ; Johannes Brahms (1833-1897) : Sonate pour piano n°3 en fa mineur op.5 ; Daniil Trifonov, Piano.
Tant d’humanité et ce jeune homme n’a que trente ans !
La venue de Daniil Trifonov à Toulouse pour un récital solo tient de l’évènement. Les Grands Interprètes savent inviter les artistes incontournables et avec un tel interprète le bonheur est total. Retrouver enfin des concerts est un bonheur en soi mais reprendre les concerts des Grands Interprètes avec Daniil Trifonov est un privilège inouï. Le pianiste russe est un phénomène dont j’avais déjà rendu compte en 2018 à La Roque d’Anthéron. Je pourrai me contenter de reprendre cet article dithyrambique et qui rapportait l’effet produit par la rencontre de ce génie. Il n’est pas facile de rendre compte d’un tel choc avec de simples mots. Car Daniil Trifonov, qui a tout juste trente ans, a une maturité musicale incandescente. La flamme qui l’habite et le ronge est perceptible dans chaque répertoire abordé. Il semble changer de piano au cours du même concert tant il peut obtenir une variété de sonorités. Chaque compositeur sera proposé dans un univers sonore propre.
La terrifiante 3ème sonate de Karol Szymanowski met bien des pianistes en difficulté. Daniil Trifonov ne fait qu‘une bouchée ce cette œuvre virtuose. Le jeu est souverain avec des nuances incroyablement creusées. Les pianissimi perlés sont surnaturels. La manière dont il fait sonner les graves est absolument unique. La sonate de Karol Szymanowski laisse sans voix. L’engagement du soliste est total. Il donne à l’œuvre une dimension cosmique. La manière dont Trifonov joue est comme remplie de modestie et de respect pour le compositeur. Il n’y a jamais dans le jeu cette recherche d’admiration si répandue. Il se donne comme mission de défendre avec sa vie, sa vision de l’œuvre et rend compte au public de son extraordinaire travail de recherche.
La sonate de Karol Szymanowski est assez courte mais Trifonov abolit le temps, il varie tellement son jeu que nous avons l’impression d’un monde infini. La manière dont il enchaine sans vraiment de temps de repos, va nous offrir un moment d’une rare profondeur. Il nous fait plonger dans ce Debussy de la première période qui n’est pas encore « impressionniste ». Trifonov va en magnifier la force rythmique. Il nuance avec subtilité et phrasé de manière très personnelle. Tout cela renouvelle notre écoute. Là également il n’y a aucune recherche d’effet, rien d’une séduction qu’un tel jeu en sa perfection n’aurait aucun mal à convoquer. Non un artiste intègre qui se lance à corps perdu dans son interprétation. Il est probable que c’est cette mise à nue de l’interprète, le don total de sa personne qui produit cette écoute si particulière du public. Il y a quelque chose de chamanique dans l’attitude de Trifonov. Il nous ouvre à un niveau supérieur de compréhension des œuvres. Cela sera encore plus puissant pour moi avec la troisième sonate de Brahms que j’aime beaucoup et que j’écoute toujours avec grand intérêt. Est-ce si étonnant que Trifonov m’en révèle des moments nouveaux alors que je croyais si bien la connaître ? Là aussi le don total de l’interprète, ses propositions interprétatives si personnelles obtiennent une adhésion sans réticence. La puissance du jeu permet une écoute comme facilitée. Tout étant possible aux doigts du prodige russe, la sonate semble d’une facilité extrême. C’est tout dire ! La modernité éclate comme une évidence. Le souffle romantique est aussi puissant qu’un tsunami qui balaye toute référence à une autre interprétation. Il s’agit d’autre chose. Peut-être est-ce dû au partage de la vision d’un interprète en transe qui sait par sa sincérité nous embarquer avec lui dans un voyage fabuleux. Cette inestimable artiste ne permet pas d’analyser ses interprétations il me convainc de le suivre sans résistances. Il a tout ce dont un virtuose du piano peut rêver mais surtout il a une chaleur dans son interprétation de cette sublime sonate de Brahms qui est celle d’un poète. Et cette manière de changer le son de son piano est très impressionnante dans cette dernière œuvre. Pour Brahms il acquiert comme des sonorités d’orgue avec des graves d’une profondeur abyssale. Il ose tordre certaines phrases pour leur donner un poids expressif inconnu. Comme il est vain d’essayer de parler du génie d’un interprète ! Daniil Trifonov est un homme d’une richesse et d’une générosité uniques. Tant de dons, tant de recherche et de travail, tant de beauté et bonté en une seule personne semble un rêve. Avec des moyens moins extraordinaires je connais des pianistes doués qui auraient obtenus une standing ovation dans un partage hystérique. Rien de tel ce soir, des applaudissements, des mercis hurlés mais également un immense respect. C’est ainsi que Trifonov en nage, après un programme si conséquent joué sans entractes, offre deux bis à son public. Un mouvement évanescent, avec des notes perlées délicatement ciselées et beaucoup d’humour, qui après les fulgurances brahmsiennes sont comme un bonbon et démontre la maitrise totale dont Trifonov est capable. Puis la sublime adaptation par Myra Hess de « Jésus que ma joie demeure » interprétation simple et belle comme l’évidence de la grâce partagée.
Plus qu‘un pianiste virtuose, ou un musicien de génie, Daniil Trifonov est un grand homme qui en partageant ainsi son humanité rend meilleur celui qui l’écoute et qui arrive à sentir son âme s’accorder à la sienne. Tant d’humanité et ce jeune homme n’a que trente ans !
Lien vers la chronique de 2018 à La Roque