Tiens ton foulard, Tatiana de Aki Kaurismäki (1993)
Titre original : Pidä huivista kiinni, Tatjana
Dans ce paysage capitaliste cousu d’incommunicabilité, qui engendre tristesse et solitude des êtres qui le peuplent, chacun tente d’approcher le plus près possible de son rêve, à pas de loup, presque sans réveiller la conscience, et à le faire vivre au travers des mailles serrées de ce filet dans lequel nous jette le système. Aki Kaurismäki part de ce postulat sans chercher à nous montrer toutes les bassesses et les cruautés de ce paysage sans espoir. Il focalise son attention sur les êtres qui surnagent au-dessus de ce cloaque, et pas n’importe quels êtres : ceux qui gardent une candeur enfantine, et que j’aimerais nommer les derniers gentils, sans aucune connotation péjorative.
Aki Kaursimäki s’attarde sur le parcours de quelques figures, quelques personnages qui ne sont ni en accord avec ce monde, ni raccord au monde, mais en quinconce. Ils ont une posture réactionnaire, si l’on excepte par ce mot toute opposition, toute prise de position politique. Ils ne cherchent pas à être réactionnaires mais quelque chose, en eux, les empêchent d’avancer et les maintient dans un temps dépassé. Et de ce décalage-là naît la sympathie, la tendresse, l’humour, la cocasserie. En grossissant les traits et en ralentissant le mouvement, ils me font penser à Mr Hulot, le personnage de Jacques Tati, qui, lui non plus, n’est pas dans son siècle.
Les premières images qui suivent le générique dévoilent l’un de ces personnages, Valto. Plus exactement, les mains de Valto. Le plan resserré nous les montre rivées à une machine à coudre. Lorsque le plan s’élargit, apparaît alors les traits d’un homme pataud aux cheveux gominés, pâle et timide copie de ses propres idoles de rock. D’emblée, nous sommes attendris, amusés même par le contraste entre cette attitude rebelle qu’il cherche à revêtir et qui ne lui sied pas tout à fait, et son occupation : la couture, activité dénuée de toute animosité par excellence. En fond sonore, la musique If I Had Someone to Dream Of des Renegades berce ses divagations.
Parmi les figures qui tentent d’échapper à ce monde ou d’en contourner les règles, il y a notamment celle du rocker, très présente dans l’œuvre de Kaurismäki. Le rocker est un rebelle, mais il ne manifeste son mécontentement que par la chanson. Il n’est pas un activiste. Il peut l’être, mais sa principale préoccupation est de transmettre sa rébellion, en douceur, sans violence, par la musique. Son refus de se soumettre ressemble un peu aux caprices d’un enfant : il finira par faire ce qu’on attend de lui mais quand il aura fini de chanter.
Valto se sert de la panoplie du rocker pour jouer les durs, même s’il a l’âme et le cœur d’un enfant, d’abord parce que dans ce monde, le faible ne résiste pas longtemps au fort. Mais il joue les durs aussi pour faire croire qu’il est en rébellion, en opposition avec ce monde, alors qu’il s’agit plutôt d’un désaccord, d’un décalage inhérent à son être, à sa nature profonde. Pour rester éveillé et lucide, pour ne pas se fourvoyer et se faire berner par les vrais durs, il ne cesse de boire du café. Cette drogue-là lui permet de ne pas sombrer totalement dans la mélancolie et le désespoir, tout en maintenant ses rêves à l’abri. Et tout commence là, lorsque Valto se rend compte qu’il n’y a plus de café dans sa cuisine, c’est le prétexte saugrenu qui lance la virée, l’escapade à venir.
Son ami Reino, lui, au contraire, veut perdre sa lucidité et rince ses illusions à la vodka. Tous deux sont-ils amis ? Difficile d’en juger. Il n’y pas de véritable échange, et ils ont chacun leur obsession : deux mécaniques opposées ; l’un la machine à coudre, et l’autre la voiture ; l’un raccommode le monde, l’autre le répare. Ils sont dans le mouvement de la vie sans y être pleinement. Tous les deux égarés dans cette campagne finlandaise, frères de perdition, ils se comprennent sans mots. Cette proximité silencieuse et distante se nourrit malgré tout d’une commune tentation de fuir le monde dont ils rejettent les principes. Le hasard vient alors toquer à la vitre de leur voiture et leur offrir une occasion de fuir.
Lorsqu’ils acceptent à demi-mots d’accompagner deux femmes au port, à l’autre bout du pays, s’ouvre alors une parenthèse enchantée, bien qu’il soit impossible de lire la moindre joie sur leur visage. Cette rencontre impromptue leur offre une occasion de s’extraire de leur routine. Pour autant, ils n’entament aucun dialogue, ne sont pas même galants, ni ne cherchent à nouer de relation. Mais ils sont là et ne manifestent aucun rejet, ni jugement. Et aux yeux de Marjana et Tatiana, c’est déjà beaucoup. De plus, elles perçoivent, au-delà de cette nonchalance et cette froideur, une chose qui les attendrit. Elles devinent le paradoxe qui les ronge : ce désir de se fermer pour se protéger et l’envie de s’ouvrir à l’inconnu qui peut nourrir leurs rêves ; le refus que l’idéal du rocker véhicule (ils ne dansent pas et trouvent même étrange que les femmes dansent) s’oppose au besoin de trouver du lien avec les autres figures qui ne sont pas non plus épanouies dans ce monde désincarné. L’un des deux réussit in extremis à résoudre cette ravageuse équation. Si Reino établit un contact timide et chaleureux avec Tatiana, il n’y est pas pour grand chose. Il a suffi que Tatiana pose sa tête sur son épaule, comme Marja pose la sienne sur l’épaule de Shemeikka dans Juha*.
Valto, faisant le voyage du retour seul, tente alors de poursuivre cette parenthèse enchantée par le rêve que lui inspire un concert des Renegades retransmis à la télévision. De cette paranthèse, outre le souvenir, il ne reste que le cadeau qu’il a reçu et qui le ramène cruellement à sa routine. Le rock s’efface et fait place au classique qui enrobe dans le lyrisme la plus banale des scènes de sa vie quotidienne et souligne son manque d’héroïsme. Il prend alors conscience de sa solitude et peut-être même de l’irrémédiabilité de sa condition, tandis que violons et trombones de la symphonie n°6 de Tchaïkovski déchirent le voile de son ultime espoir.
*Juha, film muet en noir et blanc, d’Aki Kaurismäki. Une adaptation de L’Écume des rapides (Juha) de Juhani Aho sortie en salle en 1999.
Le film Tiens ton foulard, Tatiana sera projeté à la Cinémathèque de Toulouse le vendredi 25 mai 2018.
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire
Cinémathèque de Toulouse
Cycle Aki Kaurismäki
du 28 avril au 31 mai 2018