Prophète de l’ombre, des ténèbres, et des rais de lumières volés aux défunts crépuscules, il porte le noir, des clous de ses chaussures jusqu’aux cernes tracés droit au crayon, qui lui dessinent un regard trempé dans l’éternité. Jozef hante la sortie de secours latérale de l’abside et jette de timides coups d’œil dans la nef. Une fenêtre de dessous la coupole découpe quelques rayons obliques qui manquent leur cible, la chaise de l’artiste. Puis il entre en scène. Jozef van Wissem, l’émissaire du baroque psychédélique arrache son luth à son tombeau, noirs tous les deux.
Désormais assis, son bras gauche replié sur le manche de son instrument, la chemise dévoile un bracelet clouté. Le pied gauche se cale sur le petit marche-pied repliable. Concentré sur la justesse de l’appel qu’il s’apprête à lancer, ses cheveux longs et fins tissent un rideau clairsemé qui masque à peine son visage figé et une expression austère. Les bruits de l’auditoire, les chuchotis et cliquetis saillants se découpent bientôt en une pluie agonisante, et le silence ouvre la voix aux cordes vocales des âmes égarées. Elles vibrent et sonnent comme un clavecin desséché sous le soleil ardent de l’enfer. Chaque corde touchée du doigt produit un son qui manque de disparaître dans un précipice tandis que l’écho, trop prompt à répercuter sa chute, laisse à la dérive la note reproduite, ignorant sa propre écoute.
Quelque chose entre l’Orient et l’Occident se noue, qui noie les frontières, et redonne vie aux naufragés engagés dans la route de l’Absolu. Adam et Ève* nous honorent de leur présence, bien que personne ne les ait vus. Tapis derrière une colonne, leur ombre effleure le pied gauche de Jozef qui, tantôt quitte le marche-pied, tantôt le reprend. Sa musique respire comme un condamné qui se réveille au lendemain de son exécution capitale, sous l’aurore froide et ensoleillée qui nappe le centre désert de la place publique. Le fantôme Jozef l’accueille dans le monde de l’au-delà. Il donne l’absolution aux marginaux, et traite en douce, ruse et complote avec les croyants.
Des catacombes éclairées au néon, sa ballade nous mène subitement aux salons de pierres transpercés de ronds lumineux dessinés à la bougie. Le pouls des tableaux de Vermeer, ses racines, bat et vibre à la cadence des artères de sa ville d’adoption, New York. Nous sommes tous de jeunes européens fraichement débarqués qui pénétrons dans une petite salle délabrée de Brooklyn et entendons la bande son de l’Allégorie de la foi, ce tableau qui convertit le message divin en foudre. Tandis que Sofia Coppola déterre le soleil baroque sous le feux des sonorités métalliques de New Order, Jozef, lui, l’enterre à nouveau et irradie nos sous-sols juste là, sous nos pieds. Un onde de choc qui ne cesse de siffler, de susurrer sa venue. La frayeur d’une fin contenue, d’une marche qui ploie lentement sous la rosée.
Dans la décadence mortifère, se glisse un morceau langoureux, festif et rebondissant, « He Is Hanging By His Shiny Arms His Heart An Open Wound With Love » avec une joie se mêlant aux souvenirs, associant l’aigu aux élans et aux chutes de l’effronterie. Puis, la gravité des images du passé, scarifiées dans la mémoire, brûlent à nouveau, pas tout à fait estompées par les sonorités claires et envolées. Le regard cherche vers la terre des ancêtres et s’incline sous le poids de l’émotion que Jozef vampirise. La composition ignore les pauses du temps, et glorifie les interstices. L’arrachement du pas sur le pas. Comme tenir un livre et sentir que tout peut devenir mais que rien ne peut advenir sans parcourir les mots que nos doigts masquent dans l’écartement du papier. La même chose est en jeu ici. Le jeune européen apprend à déplier son pas dans l’écoute tant que se libère la musique. Ne pas disjoindre patience et élévation.
Deux jours se sont couchés, deux nuits se sont levées et Jozef a quitté le sacré pour le profane, excentré, en quête de vagabonds déchirés par l’époque assassine. Aux Pavillons sauvages, le cercueil capitonné de son luth forme une ombre dans un coin de la scène surélevée, dans la grande salle du squat. Plus aucune trace de sainteté, à part lui, le grand Jozef. Les limites du religieux, ici absentes, font place à un vide et son appel résonnera plus fort, son voyage étirera plus loin les horizons.
Pour son rappel, Jozef reste debout, dégoulinant de sueur, et tient son luth, les bras tendus, comme une guitare électrique engoudronnée. Des saluts, des appels s’enchevêtrent et couvrent les dernières notes qui peinent à trouver la sortie. Le moderne s’éteint doucement, il n’existe plus vraiment. Il y aura un effort à faire pour retrouver son chapitre. Jozef a quitté la scène, le public se cherche. Peine à fixer un point d’ancrage. Il faut retrouver sa musique intérieure, son souffle tandis que le feu distillé consume notre âge.
John Lavoignat
un article de Ma Théière à mémoire
*Les deux personnages principaux du film de Jim Jarmusch, « Only Lovers Left Alive », dont Jozef van Wissem a composé la musique.
Jozef van Wissem jouera le samedi 20 juin 2015, à Toulouse, pour les vingt ans de Mix’art Myrys.
>Écoutez ici une partie du concert donné dans le cadre de Passe ton Bach d’abord, le 07 juin 2015, à la Chapelle du collège de Foix, à Toulouse.