À la lueur de la lune blême, il rêve, déguisé en comte. Fantasme masculin d’une femme qui se déshabillerait, qui se perdrait dans un vestiaire où attendraient des robes de bal. Mais de longs pardessus noirs l’encerclent en une veillée funèbre prémonitoire. Dans le cadre de la vie publique, le comte gouverne, décide, a des amis et de faux amis. Hors du cadre, à l’avant-scène, il pense ses amours interdites dans un jardin secret avec petit fauteuil à cour.
Vincent Boussard habille de subtils oxymores scéniques les oxymores musicaux de Verdi : la légèreté est effrayante, le macabre délicat, le ludique inquiétant.
C’est une délicate poupée de chiffons et de haillons, une douce enfant aux long cheveux blonds, qui est pendue au gibet. Un chaste bouquet de jeune fille gît dans le lieu lugubre. La petite voiture rouge de l’enfant se fait robot, menaçant les conjurés de son inquiétante étrangeté. On rit en perruque mais les têtes tombent. La figure d’ange du comte (ou du roi des Lumières), omniprésente en filigrane, pleure des larmes de sang.
Le brigadier d’Ulrica frappe les trois coups du drame. Les fraises font les pêcheurs et les chaises le chaos. Les enfants sont déjà en pyjama. D’ailleurs, privés de saluts, ils iront se coucher. Point de poignée de main amicale pour déjouer la prédiction : c’est un gant noir qui se pose fermement sur le bras de l’ami. Comme un défi anticipé.
Dmytro Popov domine le plateau avec un Riccardo fougueux, insolent de facilité. À ses côtés Vitaliy Bilyy offre le même visage fermé, inquiétant, qu’il soit ami, cocu, résigné dans l’élégie ou meurtrier, et chante Renato avec un beau baryton malheureusement privé de sentiments. Keri Alkema, fagotée dans sa robe noire ordinaire, son imper transparent, sa robe de bal moins belle que toutes les autres, prend de l’assurance au fil des représentations et son Morrò ma prima in grazia devient un sommet d’émotion.
Femme homme, homme femme ou femme femme, Oscar est ambigu jusqu’au bout de ses talons, en fuseau vinyle et dentelles noires, puis en jupette au bal pour aguicher les messieurs. Desservie par la mise en scène qui lui fait prendre des poses artificielles de m’as-tu-vue, et sans toute l’agilité et la légèreté vocales que l’on attendrait, Julia Novikova fait cependant un page séduisant.
Magnifiquement grimée, en robe gothique laissant parfois entrevoir un bas de dentelle, l’Ulrica d’Elena Manistina impose sa forte présence et des graves abyssaux à défaut d’être beaux. L’artiste, manifestement souffrante le jeudi, assurera cependant sa scène en malmenant sa voix, mais avec une détermination diabolique.
Silvano, le seul véritable marin, est peut-être un peu grave pour Aimery Lefèvre, qui peine à émerger des flots musicaux. Très solides conjurés d’Oleg Budaratskiy et de Leonardo Neiva.
Daniel Oren rit avec les rieurs, grimace avec les douleurs, articule avec les chanteurs, cisèle les couleurs, respire les départs, sculpte les équilibres, dans un corps à corps animal avec l’orchestre et le plateau. On admire les nuances subtiles des chœurs d’hommes, le fin dosage des voix d’enfants et des voix de femmes chez Ulrica.
Le temps d’un étrange mouvement de rideau découvrant une ampoule nue, aveuglante, Riccardo sort une dernière fois de son cadre. C’est un bal où l’on ne danse pas. Où entrent et sortent des robes couleur de lune, des drapés, des vertugadins, des fourreaux, des hennins, des crinolines, des décolletés, des hommes en femmes, des perruques incroyables, des masques de dentelles, des conjurés en costume de conjuré. Le poignard redevient le pistolet d’avant la censure. Riccardo agonisera hors cadre, seul, lui devant et tous derrière, figés sous le grand lustre de perles. Ce que j’ai toujours trouvé de plus beau dans un théâtre, dans mon enfance, et encore maintenant c’est le lustre, – un bel objet lumineux, cristallin, compliqué, circulaire et symétrique [1].
[1] Charles Beaudelaire – Mon cœur mis à nu: journal intime.
Photos © Patrice Nin
Théâtre du Capitole, représentations des 30 septembre, 5 et 9 octobre 2014
Une chronique de Una Furtiva Lagrima.