Une sirène stridente de police, qui se décompose.
C’est un opéra des fêlures, des forces fragiles, des engagements qui flanchent, des certitudes qui doutent. Une chronique des morts annoncées.
C’est une pure et dure Charlie. Elle n’a jamais confondu l’amour et la Révolution. Elle s’en persuade, le dit, le redit. Sauf que. Ce jour-là, elle n’est pas montée dans la voiture.
Il y a les utopies et la vraie vie ; Rimbaud à la tête du lit, le Bateau ivre des illusions, et les voitures qui ne démarrent pas ; le caméscope pour clamer une nouvelle constitution et l’œil des caméras de surveillance ; les engagements militants et l’amour qui vagabonde où il veut. Il ne faut pas insister quand une autre prend un cœur, il faut laisser sa place, renoncer, jeter son corps dans une autre bataille.
Elle est belle Charlie. Belle, fonceuse, violente. Sadique lorsqu’elle use de ses gigantesques ciseaux sur la chevelure de sa captive. Mais amoureuse, jalouse, ravagée par ce bruit étrange au fond de [son] cerveau. Dragon tatoué sur le cou et blouson de cuir rouge, son compagnon joue au révolutionnaire dur. Mais ses yeux trop doux le trahissent : Toni est un sentimental. Quelle raison ou déraison profonde le pousse d’ailleurs à enlever la jeune fille qui chante bien, avec qui il jouait lorsqu’ils étaient enfants et qui passe maintenant ses journées dans la prison dorée de sa chambre, avec ses trophées de tennis et son nounours ? Article 6 : La beauté n’a pas de prise sur nous. Facile à dire.
C’est un opéra des pères. Deux pères si différents mais intimement liés dans la catastrophe. Bernard Baer – Bernard Tapie, le type qui en impose dans son costume trois pièces, ses intérêts dans l’industrie, le foot, les chaussures, la télé, la politique ; qui a sa cour et dont les journalistes font leur curée. Pietro, le préposé aux pigeons d’argile, le vieux socialiste local, qui noie dans l’alcool sa solitude et ses conflits internes et veut devenir quelqu’un aux yeux de son fils ; il le deviendra dans le sacrifice – ultime pigeon d’argile – comme un Posa désenchanté.
Déclamant sur des phrases réitérées qui montent systématiquement dans l’aigu, chacun aspire à s’élever, à avoir une autre vie. Les ponctuations de l’orchestre suggèrent une autre réalité, plus sombre. Philippe Hurel prend grand soin des chanteurs qui ne sont jamais couverts et proposent ainsi le texte de Tanguy Viel avec une diction parfaitement compréhensible.
C’est un opéra cinématographique, avec ses fondus d’un plan à un autre, ses zooms, ses ralentis, ses situations simultanées, ses arrêts sur image, ses sur-impressions. La direction d’acteurs de Mariame Clément est extrêmement précise, dans chaque déplacement, chaque geste, chaque expression de visage.
Tigresse meurtrie, amoureuse éconduite, la Charlie de Gaëlle Arquez est magnifique dans l’action, émouvante dans ses commentaires en voix off – J’avais les cheveux si courts met en valeur une belle étendue vocale. Vannina Santoni offre des aigus aériens et surmonte brillamment le défi de chanter quelques mesures de Pamina sur du Hurel, même si on devine qu’elle doit être aidée par son diapason et ses écouteurs. Avec son baryton sensible, Aimery Lefèvre donne à Toni toute la fragilité du faux dur, qui est d’abord amoureux avant d’être révolutionnaire. Les pères sont touchants dans ce qu’ils croient être : Vincent Le Texier a la voix forte et imposante de celui qui ne doute pas ; Gilles Ragon est tout en fragilité, cassant son timbre dans ses tiraillements intimes. Sylvie Brunet-Grupposo endosse vaillamment le tailleur pantalon et les rythmes difficiles de la chef de la police, nulle en sentiments mais qui croit en la psychologie. Les artistes du chœur, successivement invités au ball-trap, journalistes qui mitraillent à bout portant, puis chœur antique en coulisses qui joue les auspices, excellent dans leur difficile partition. Une mention spéciale à Dongjin Ahn, l’employé de banque apeuré qui doit lire sous la menace les articles de la nouvelle constitution. Tout semble facile et naturel sous la baguette et le regard attentif de Tito Ceccherini. La cohésion et le travail de l’équipe face au grand défi de la création sont une évidence palpable.
Le blouson rouge de Toni sur les épaules de Patricia. Le père Baer reconnaîtrait cette veste de partisan à des kilomètres. On tremble – une fin à la Rigoletto ? Le père tuerait sa propre fille ? Non ce n’est pas possible. Une fin à la Rigoletto. Charlie en Gilda jetant son corps pour sauver celui qui l’a trompée, et qu’elle aime. Les opéras, encore aujourd’hui, finissent mal.
Photos © Patrice Nin
Théâtre du Capitole, 15 avril 2014, première mondiale
Voir sur Culturebox la très belle captation réalisée le 20 avril 2014
Une chronique de Una Furtiva Lagrima.