La dernière présentation du cycle Présences Vocales vient de reprendre l’étonnant spectacle de Bertrand Dubedout « Endless Eleven » (Onze sans fin). Créée le 2 mars 2012 à Lyon, reprise depuis plusieurs fois et enregistrée par France Musique pour son émission « Les lundis de la contemporaine », cette œuvre multiforme et foisonnante était enfin offerte aux Toulousains ce 17 avril devant le public attentif et séduit du Théâtre Garonne.
L’annonce de cet événement avait de quoi déconcerter par la formulation énigmatique de sa présentation. Baptisée « Action musicale, scénique et vidéographique en onze séquences, pour un percussionniste et un environnement électroacoustique interactif », ce spectacle répond à une commande de Grame (CNCM Lyon), du Ministère de la Culture et la Muse en Circuit (CNCM Alfortville). Lorsqu’on réalise que le thème de cette « action » emprunte à l’œuvre du philosophe Emmanuel Kant dont les textes sont lus ou projetés en français, mais aussi en allemand, que la symbolique des nombres (le onze évidemment !) y joue un rôle structurant, on craint la surchauffe intellectuelle. Eh bien il n’en est rien ! Bertrand Dubedout aborde tous ces éléments avec une verve, une imagination, un sens du spectacle et (mais oui !) du jeu qui réjouissent l’esprit et la sensibilité.
En outre, un seul musicien-acteur-récitant agit sur scène, en symbiose totale avec cet « environnement électroacoustique interactif » qui donne vie au spectacle. Il s’agit du percussionniste Jean Geoffroy, sorte de Monsieur Loyal omnipotent, virtuose impressionnant de la série d’instruments mis à sa disposition, mais aussi acteur confondant de naturel et de précision. L’interaction entre son jeu vivant et les éléments préenregistrés diffusés par le système sonore et vidéo se manifeste sans couture apparente.
Tout commence par un lever de rideau symbolique qui prétend dévoiler « les mystères de l’espace et du temps » à travers d’éphémères projections de textes de Kant qui restent évidemment le fil rouge de toute la pièce. Onze séquences se succèdent alors, clairement annoncées par l’acteur-musicien. Une impressionnante partie de squash électronique ouvre la voie à une série d’événements reliés au nombre onze et à l’utilisation sérieuse ou farfelue de la lettre K. Cela va du fameux « Yes we Kant » à la recherche désespérée du prénom du saxophoniste Coltrane (Koltrane ?) par un étrange personnage projeté sur écran, sorte de Clint Eastwood de plus en plus désarçonné. Ses propositions, qui vont de Bill à Rabindranath, de Jim à Serguei Mikhaïlovitch, s’égrènent ainsi jusqu’à son élimination violente lorsque l’acteur-musicien dévoile enfin le véritable prénom, John, du jazzman. Et puis comment ne pas évoquer cette séquence filmée irrésistible qui place un authentique Japonais en tenue traditionnelle (en l’occurrence le claveciniste bien connu à Toulouse, Takaya Odano) dans la position inconfortable de prononcer tout un texte de Kant, en allemand, sur fond musical de Gagaku.
Tendresse et émotion imprègnent le témoignage recueilli auprès de Gabriele von Beckerath, la vieille dame qui se prétend voisine du philosophe dans son immeuble avec ascenseur (rappelons que le fondateur de l’« idéalisme transcendantal » a vécu de 1724 à 1804 !).
Enfin un autre fil rouge court d’une séquence à l’autre. Celui du « chat de Schrödinger ». Pour faire court, il faut savoir que l’expérience imaginée en 1935 par le physicien Erwin Schrödinger afin de mettre en évidence des lacunes supposées des hypothèses sur le calcul des probabilités, constitue un élément illustratif de la Physique Quantique (ou Kantique, non ?)… Bertrand Dubedout a donc truffé ses onze séquences de onze apparitions d’un chat. Soit sous forme de traces de pattes, soit en photo, soit encore comme un mot projeté (un miaou visible sur la première photo de cet article… lecteur, à votre loupe !), soit encore comme une peluche posée sur le sol, les spectateurs sont invités à essayer de recenser les onze apparitions.
Un grand bravo doit être adressé tout d’abord au compositeur lui-même, Bertrand Dubedout, mais également à l’interprète principal Jean Geoffroy, au talentueux auteur de la scénographie et de la réalisation vidéo, Christophe Bergon, et aux collaborateurs artisans actifs de ce spectacle, Frédéric Fachéna et Christophe Lebreton. Archipels, l’atelier vocal des éléments, sous la direction de Joël Suhubiette, a également participé à l’enregistrement vidéographique.
On le voit, cette œuvre impertinente et élaborée mêle évocations philosophiques, sciences, poésie et une bonne dose d’humour. Une fois de plus, le cycle des Présences Vocales, qui associe le collectif éOle, Odyssud-Blagnac, le Théâtre du Capitole et le Théâtre Garonne, prouve la légitimité de son action salutaire.
Serge Chauzy
Une Chronique de Classic Toulouse
Théâtre Garonne
Odyssud Blagnac
Théâtre du Capitole
Collectif éOle
Choeur de Chambre les Éléments