Truffée d’écueils, nécessitant un effectif orchestral hénaurme, d’une durée d’environ une heure et demie, la virtuosité éblouissante et la débauche d’énergie que la Sixième en la mineur porte en elle ne tolèrent aucune approximation pour une exécution réussie, exigeant des musiciens un engagement sans faille, une sorte de « à la vie, à la mort ».
« La symphonie doit être comme le monde; elle doit tout embrasser. Le mot lui-même signifie pour moi la construction d’un monde avec tous les moyens techniques disponibles. Chacune est un microcosme qui veut refléter le Grand Tout. »
Participent à l’aventure, 5 flûtes, 5 hautbois, 5 clarinettes, 5 bassons – pas moins de 8 cors, 6 trompettes, 4 trombones et un tuba – une harpe – les pupitres de cordes qui peuvent monter jusqu’à 12 violons I et un nombre impressionnant de percussions, timbales, cloches, cloches de troupeau, glockenspiel, xylophone , célesta. Une caricature parue au moment de la première viennoise représente le compositeur auprès d’un ensemble de percussions extravagant, avec cette bulle : « Ciel, j’ai oublié la corne d’automobile, il faut que j’écrive une autre symphonie ! »
Mais pourquoi jusqu’à huit cors ? C’est Anton Weber qui a mis à l’honneur cet instrument. Dans la musique romantique, il symbolise la forêt et, par extension, toute la nature. Paysage à lui tout seul, il chante pourtant, dans une tessiture de ténor ou d’alto, des phrases volontiers prosodiques. Il est omniprésent dans l’œuvre de Gustav Mahler. Et pourquoi des cloches de troupeau ? Dans cette symphonie, elles retentissent à plusieurs reprises, et mêlées aux sonorités de la harpe et du célesta, elles restituent la paix surnaturelle des alpages, la lévitation solitaire vers le cosmos et l’infini. Ainsi transmuée en musique séraphique, la Nature offre à ce « déraciné en mal d’asile protecteur » une patrie d’infortune : «Je suis trois fois un exilé : comme natif de Bohême en Autriche, comme autrichien en Allemagne, et comme juif dans le monde entier.»
L’un des traits les plus attachants de Gustav Mahler, c’est bien son amour de la nature, communicatif et intense, un lien immarcescible. La forêt, la montagne, l’idylle pastorale et la fureur primitive hantent son œuvre et surgissent aux moments les plus inattendus. Ce “compositeur d’été“, comme il se définissait lui-même, qui consacrait la totalité de ses vacances à l’écriture de ses symphonies, et de ses lieder, s’isolant alors en pleine nature, a réussi, non seulement une évocation descriptive, mais encore, tel dans cette Sixième, un enseignement philosophique rempli d’originalité musicale.
Gustav Mahler est le directeur de l’Opéra de Vienne lorsqu’il compose cette Sixième, tournant essentiel dans la production du musicien. Il la commence l’été 1903 pour ce qui est des trois premiers mouvements et elle est achevée un an plus tard, au cours de l’été 1904, pour constituer les quatre mouvements dans l’ordre suivant, adopté définitivement :
Allegro energico ma non troppo environ vingt minutes
Scherzo : wuchtig (pesant) treize ‘
Andante moderato quatorze’
Allegro moderato un finale de plus de trente minutes
La période est tranquille et féconde : au faîte de sa gloire à Vienne, le maître est incontesté à la tête de l’Opéra, il adore sa fille Putzi, sa femme, Alma, attend un autre enfant, Gutki qui naîtra le 15 juin 1904. Pourtant, bien des pressentiments assaillent le compositeur, qui vit là de grands moments d’angoisse dont sa musique se fait l’écho. 1904, il achève les Kindertotenlieder, « Chants des enfants morts », œuvre prémonitoire s’il en est puisqu’il perdra sa fille aînée trois ans plus tard. On explique généralement ce trouble par le fait que, très superstitieux, Mahler supportait mal les révélations autobiographiques que ses partitions pouvaient renfermer ou laissaient deviner.
La Sixième passera par une succession de moments psychologiques variés qui aboutiront à la chute finale, car elle constitue bien un véritable effondrement. A l’exception du mouvement lent, paisible déclaration d’amour à Alma, c’est une œuvre résolument noire, qui nous emporte vers l’abîme dès l’implacable rythme de marche du tout début. La détermination du premier mouvement s’achève dans le finale par une défaite dont rien ne vient adoucir l’amertume. Ce finale, avec ses deux coups de marteau glaçants, est une des plus longues constructions mahlériennes.
La création a lieu à Essen, le 27 juin 1906 (tandis que Paris attendra pour sa première audition le 18 octobre…1966 !!). Son épouse racontera que, pour la première fois, elle estima que Mahler avait mal dirigé car il avait « certainement honte de sa propre émotion et craint qu’elle ne le submerge pendant l’exécution ». « Ma Sixième va poser à l’avenir des énigmes que seule pourra tenter de résoudre la génération qui aura avalé et digéré les cinq premières. (…) Ce sera pour nos critiques une dure noix à croquer. » C’est le futur grand chef d’orchestre Bruno Walter qui rapporte ces propos d’un Mahler conscient des difficultés considérables que recèle sa partition. La Sixième inspirera aussi ces propos au très jeune assistant de Mahler à l’Opéra de Hambourg : « …Toutefois, la Sixième est d’un pessimisme glaçant : la coupe de la vie y exhale son amertume. Contrastant nettement avec la Cinquième, cette œuvre dit « non », tout spécialement dans son dernier mouvement où la musique exprime quelque chose qui ressemble fort à l’implacable lutte de « tous contre tous »… « L’existence est un fardeau. La mort est désirable et la vie odieuse », telle pourrait être sa devise… »
Michel Grialou
vendredi 1er février – Halle aux Grains
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